Se défaire de l’évidence

Sophie Mendelsohn

  • U+1F453-005

    Lunettes

  • BRÉTIGNY OPTIQUE 👓 Bonne et Heureuse Année 🕯️

    Logotype

  • s.n.

    Impression, 1,3 × 3 cm

  • Brétigny Aujourd'hui, №53, p.20

    01.1990

Que ce qu’il y a à voir n’apparaisse que pour autant que l’on accepte d’en passer par ce que l’on entend, c’est ce que les pièces présentées par Nuria Güell nous contraignent à savoir—et c’est ce qui fait la dimension proprement politique de son travail: une affaire de stratégie, donc, et non de contenu, bien que son propos soit toujours très explicitement politique, qu’il s’agisse récemment de l’exploitation sexuelle en Amérique latine, plus anciennement du tourisme sexuel à Cuba, du statut des réfugiés politiques en Suède, des violences policières en Catalogne, etc.

Dans une interview donnée en 2018 au site catalan d’information et d’agitation culturelle Muño, Nuria Güell soulignait ce qui oriente sa pratique et définit son positionnement: «Ce qui m’intéresse dans l’art, c’est sa capacité à ouvrir des questions». À la fois (trop) simple et plus engageant qu’il n’y paraît, cet abord du travail artistique peut se concevoir comme une manière implicite et discrète, mais très efficace, de revendiquer la conflictualité dont se soutient le projet artistique qu’elle porte depuis le début: ouvrir la voie à des questions ne signifie pas qu’elles doivent donner lieu à des réponses; ouvrir la voie à des questions n’invite pas nécessairement à la résolution du problème qu’elles désignent; ouvrir la voie à des questions implique donc de pouvoir supporter les tensions creusées par le refus de constituer de l’extérieur son objet de travail, mais d’en être au contraire partie prenante et d’y être de ce fait à tous égards intégrée.
Un paradoxe me semble pourtant s’imposer avec une insistance notable dans les dernières pièces présentées, notamment Una pellicula de Dios et La Feria de la Flores: quel espace de questionnement peut réussir à s’établir lorsque l’on a à faire à l’exploitation sexuelle des mineurs à des fins de prostitution au Mexique ou au trafic commercial de la virginité au sein même des familles en Colombie, sujets surdéterminés socialement (il n’y a que dans les classes les plus pauvres que ces phénomènes se produisent), surchargés affectivement (cela porte atteinte au statut sacré que l’enfant a acquis dans la modernité), et facilement gagnés par une lecture moralisatrice?  Le regardeur devrait simplement être envahi par l’horreur, et la condamnation l’emporterait alors, renforcée par une identification empathique pour ces pauvres filles, victimes évidentes d’une domination masculine exercée physiquement et économiquement. Mais il n’y a en fait rien à voir. Ou plus exactement, ce n’est pas dans l’ordre du visible qu’il se passe quelque chose pour celle ou celui qui se trouve exposé.e à ces pièces.

Ce qui se trouve contesté en acte, par les moyens propres aux arts visuels, c’est la domination du régime du visible sur nos manières de nous relier au monde et d’y construire nos savoirs. Ce qu’on voit s’impose à nous avec la force de l’évidence, nous empêchant ainsi d’avoir accès à ce qui n’en relève pas.

Ouvrir la voix/écouter les voix

Le dispositif proposé par Nuria Güell dans les deux pièces déjà mentionnées, mais aussi dans De Putas. Un ensayo sobre la masculinidad, est principalement celui, très déceptif du point de vue de la satisfaction visuelle, de l’entretien filmé. L’effet déceptif est encore renforcé plus largement dans tout son travail récent, ou amélioré, serais-je tentée de dire, par une palette d’outils visuels qui défont visiblement l’évidence du visible: par exemple, il n’y a pas de plans alternés entre l’intervieweuse, Nuria Güell elle-même, et les interviewées, bien qu’il s’agisse d’entretiens qui prennent la forme d’un dialogue—seule l’interviewée est filmée en plan fixe, l’intervieweuse n’existe que par sa voix; mais on ne voit pas le visage de l’interviewée, qui est flouté comme pour complaire aux règles de confidentialité et d’anonymisation censées garantir la sécurité des personnes, les silhouettes restant pourtant bien reconnaissables. Ou bien au contraire, seule Nuria Güell est dans le champ, posant ses questions à une femme dont on ne connaîtra sur le plan de l’image que les genoux… Autre exemple: De Putas, qui dure à peu près une heure, de manière à la fois violente et drôle, ne montre que des têtes coupées—c’est-à-dire qu’on ne voit que des corps sans tête, ce qui a pour étrange effet de faire exister les têtes par leurs voix uniquement, établissant ainsi une étonnante intimité sonore avec ces femmes autrement singularisées que si on pouvait les voir. Plus encore qu’une politique féministe de distanciation d’avec l’image féminine fétichisée par le désir masculin—il apparaît quand même qu’un corps sans tête perd beaucoup de sa puissance érotique…—, j’y vois une manière de rendre audible ce qui n’aurait pas, ou peu de valeur si on pouvait voir ces femmes, les identifier par leur visage et les ramener ainsi à leur image. Ce dispositif potentialise la matérialité de la voix—son grain, son rythme, ses tonalités—et rend accessible ce qui est normalement invisibilisé: la pratique de la prostitution produit un discours. Et là encore, c’est moins le contenu du discours qui importe que son existence même: ce qu’on entend dans ces voix, c’est qu’il y a un désir de parler de cette pratique et des réflexions nombreuses qu’elle fait naître, lieu de production d’un savoir à partir duquel ces femmes se reconnaissent elles-mêmes comme sujets, et non seulement comme objets de la concupiscence masculine. À cet égard, le sous-titre de cette pièce suscite une attente également déçue: on en apprend moins sur la masculinité que sur ce qu’ont à dire les femmes à qui elle est électivement adressée sous sa forme la plus brute. On perçoit alors un plaisir évident à ce qu’une oreille (celle de Nuria Güell, qu’on ne voit pas plus qu’on ne l’entend, et au-delà d’elle, celle des complices que nous constituons ici) soit là pour entendre ce qui se dit. Ce que ces voix rendent sensible, c’est qu’il n’y a pas de sexualité sans discours, et il n’est pas exclu que ce soit même là ce que la sexualité produise de plus intéressant: le sexe fait parler, c’est sa puissance propre. Mais un discours n’existe que pour autant qu’il y a quelqu’un pour l’entendre, pour ouvrir la voix.

Je ne peux m’empêcher de penser que Nuria Güell joue en cela avec le dispositif psychanalytique, ou le rejoue autrement—et je m’autorise d’autant plus à le penser qu’elle-même revendique une référence à la psychanalyse, sans toutefois en préciser les contours; j’y vois donc une invitation à proposer ici quelques hypothèses à ce sujet. J’ai en effet envie de croire qu’en le voulant plus ou moins clairement, elle fait en quelque sorte subir à la psychanalyse un «traitement artistique»—ce qui est assurément plus prometteur que l’inverse: le «traitement psychanalytique» réservé à certaines œuvres a rarement été plus qu’une manière de produire une vérification de ses propres thèses dans un autre registre que celui de la clinique. Il s’agirait plutôt ici d’éprouver que le plus spécifique de la psychanalyse ne concerne pas qu’elle. Le dispositif d’écoute que celle-ci a mis en place et qui fait l’originalité de sa pratique—«Dites tout ce qui vous vient à l’esprit», dans la version freudienne; «Dites n’importe quoi», dans la version lacanienne—peut s’exporter à certaines conditions et trouver ainsi des voies de renouvellement depuis l’extérieur, hors du transfert et de la cure.

Par delà l’opposition privé/public

À un siècle et demi de distance, et en dépit du parfum désuet qui plane sur cette scène, on peut encore imaginer Freud déconcerté par une des premières cures analytiques, menée avec Anna O., enjoignant de cesser de la regarder et de lui parler pour pouvoir écouter ce qu’elle a à dire. De son consentement non éclairé à se soumettre à cette injonction s’est déduite la position de psychanalyste qu’il s’est mis à occuper. Que ce qu’il ait eu à entendre alors ait concerné la vie sexuelle réelle et fantasmée d’Anna O. n’est pas fortuit. Car le sexe, donc, fait parler—voire même: c’est le sexe qui fait parler. Avoir été en position d’en prendre acte sans l’avoir cherché a mis Freud dans une position délicate, dont il s’est arrangé en médecin, en utilisant les outils diagnostics au moyen desquels se régule la relation privée au malade: «hystérie» est devenue l’étiquette générique apposée sur le front de celles dont le discours témoignait du conflit dans lequel elles étaient prises avec leur sexe et leur sexualité. L’indéniable dimension stigmatisante d’une telle démarche n’en laissait pas moins apparaître en creux les pouvoirs de l’énonciation comme lieu de dénonciation du pouvoir: écouter parler le sexe affecte, quelles que soient les défenses mobilisées pour s’immuniser contre une telle modification. Ainsi l’hystérie a-t-elle notamment échappé au contrôle freudien en devenant le vecteur de la transformation de la psychanalyse en chose publique, accompagnée d’une aura de scandale qui a fait une partie de son charme. Et elle a acquis à partir de là un autre statut que psychopathologique, que Lacan a précisément formalisé comme un discours, soit ce qui dans cette perspective traverse et travaille la culture: à la fois envers et corollaire du «discours du maître» où s’énoncent les conditions de la domination (masculine) en prenant en compte les coordonnées de l’inconscient, le «discours de l’hystérique» désigne la position d’énonciation qui témoigne d’une expérience de la division (ce qui n’empêche en rien bien sûr de lutter contre cette division) et de la nécessité de savoir dans/avec son corps quelque chose de cette structurelle inadéquation à soi—et peut-être faut-il en passer par des existences radicalement minorisées et marginalisées pour que cette nécessité s’impose dans toute sa violence.

Autre scandale qui n’a, en effet, aucun charme: la situation des filles mexicaines exploitées sexuellement, ou des filles colombiennes dont la virginité est vendue au plus offrant, à laquelle nous expose Nuria Güell, rejoue bien, me semble-t-il, mais ailleurs et autrement, la question à partir de laquelle la psychanalyse a pris son essor. Se laisser affecter par le sexe n’est pas seulement l’affaire privée de la cure. L’intérêt d’avoir recours à des situations aussi choquantes et de notoriété publique que l’usage sexuel des enfants à des fins de profit économique, c’est qu’il n’y a pas de possibilité de ne pas en être affecté, mais que le dispositif ici construit rend impossible de se laisser aller à la tentation moralisatrice comme défense prête à l’emploi. Rien n’invite en effet à déplorer la situation de ces filles, car tout le travail est tendu vers un point où la question de savoir comment on peut se remettre de ce genre de maltraitance s’inverse en proposition d’avoir à se faire un corps dans son propre savoir—et cette question est transversale: elle traverse l’espace privé de la cure, mais elle traverse aussi, différemment, l’espace public de la culture. Ce qui a été vécu, ici collectivement, et parce que le sexe s’y est imposé comme lieu d’une expérience des rapports de pouvoir à nu, dessine l’espace d’un savoir à constituer à partir duquel les possibles propres à cette situation d’asservissement, d’abord écrasée sous le poids du scandale, peuvent se redéployer. C’est la fonction des voix: les voix parlent, et ce qu’elles disent n’est pas le compte rendu d’une maltraitance sexuelle organisée; elles parlent simplement, pour dire n’importe quoi, c’est-à-dire ce qu’il y a à dire au moment où a lieu la discussion qui est filmée—avec ce qui s’est passé et qui est l’occasion de la rencontre avec Nuria Güell, mais aussi, ou plutôt surtout, à partir de là. Ce sont ces chemins-là, qui ne mènent nulle part en particulier, qui se donnent alors à entendre. 

Parler du sexe/faire parler le sexe

Du sexe, on peut toujours parler—et même à l’infini, tant il rejoue, sous mille variantes, aussi bien la rencontre que l’affrontement, en même temps que leur intrication. Mais faire parler le sexe est une autre affaire, qui suppose d’avoir aperçu et de rendre perceptible le corps comme étant en excès par rapport à lui-même, débordant sans cesse la place à laquelle il a été assigné, et qui est d’abord, justement, une place sexuée. Le corps sexué ne parle pas, il est parlé: on est dit garçon ou fille, et jusqu’à ce qu’on se rende compte que ça ne veut pas dire grand-chose (ou qu’en tout cas on serait bien en peine de dire ce que ça veut dire exactement), on n’a rien à en dire. Et on peut s’en tenir là. Mais il se peut aussi que, par diverses voies, on en vienne à savoir que le corps n’est pas tant sexué, identifié par la binarité sexuelle, qu’agi par le sexe, qui n’est alors plus masculin ou féminin, mais d’abord une puissance d’affectation. Le sexe devient le nom opaque de ce qui à la fois résiste au langage et le suscite le plus violemment. Pour le dire brutalement, il y a du sexe parce que le langage n’a pas complètement arraisonné le corps: il y a donc un reste, nommé jouissance en psychanalyse, qui en atteste et qui fait obstacle à ce que le corps puisse être réduit à une simple mécanique. Et c’est depuis cette jouissance que le sexe parle, et qu’en quelque sorte il répond au langage par et dans son excès. Il défait l’évidence que le langage propose en lui opposant cette présence brute du corps, de la chair tendue vers la production d’un plaisir qui peut prendre les chemins les plus tortueux et les moins prévisibles. Mais si le sexe défait bien la prétention du langage à rendre le monde transparent, lisible, il y trouve néanmoins aussi son élan: car la jouissance trouble le sujet qu’elle traverse, en le confrontant à son épaisseur subjective, qui peut à l’occasion apparaître sans fond. Ainsi est-ce le sexe qui parle, à chaque fois que l’on est confronté à soi-même comme énigme—à chaque fois que l’on supporte d’être pour soi-même une énigme, une question plutôt qu’une réponse.

Ouvrir des questions s’avère ainsi relever d’un art bien spécifique de l’interstice, ou de l’intervalle, qui consiste à décoller la connaissance—qui repose sur l’accès aux faits—du savoir—qui donne à ces faits leur chair et les inscrit dans une expérience sensible à partir de laquelle la pensée se donne un corps. Et à partir de laquelle il devient possible de se défaire de l’évidence.

 

Sophie Mendelsohn (2019)

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition de Núria Güell Au nom du Père, de la Patrie et du Patriarcat