S'exercer au vol au pays où court Icare

James Oscar

  • U+1F453-015

    Lunettes

  • Juvisy optic 👓

    Logotype

  • s.n. [H. Claude Rondeau]

    Impression noire, 4 × 1 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.341

    1980

Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. Lumière. Sa faiblesse. Son jaune. Son omniprésence comme si les quelque quatre-vingt mille centimètres carrés de surface totale émettaient chacun sa lueur. Le halètement qui l’agite. Il s’arrête de loin en loin tel un souffle sur sa fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir.
Samuel Beckett, Le Dépeupleur

Les œuvres sont à la fois des sculptures, des peintures, des accessoires, des décors, des socles, des assises.
Yoan Sorin, Entretien avec Dana Michel et Yoan Sorin, par Marie Bechetoille

La division du travail, l’industrialisation de la production puis l’informatisation du traitement de toutes les données, la spécialisation de la connaissance des choses, mais surtout la désubstantialisation de ces choses—qui longtemps en Occident s’organisaient en essences, en substrats, en qualités, en prédicats, en quiddité et en quoddité, en être et en étants—ont provoqué une sorte de contamination «chosale» du présent. Il devient délicat d’interdire à quoi que ce soit d’être également «quelque chose», ni plus ni moins qu’autre chose. Nous vivons dans ce monde de choses, où une bouture d’acacia, un gène, une image de synthèse, une main qu’on peut greffer, un morceau de musique, un nom déposé ou un service sexuel sont des choses comparables.
Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses

slash: caractère typographique (noté /), utilisé pour montrer une gamme de possibilités ou entre les deux nombres d’une fraction; le symbole / utilisé à l’écrit pour séparer des lettres, des chiffres ou des mots; couper avec une lame tranchante d’un mouvement rapide et puissant; réduire de beaucoup un montant.
Dictionnaire Cambridge

Il y a la femme noire voûtée. Il y a l’entité Nosferatu. Il y a le Scapino de la commedia dell’arte. Elle (l’entité) est en constante évolution... d’un pas traînant... traînant... traînant. C’est une entité opaque mais familière[1]. Cette créature-humaine-femme… comme un intrus et un flâneur (ralenti dans sa marche)… Son « personnage » avance les yeux bandés le long des lignes. Paradoxalement, elle peut presque tout voir à travers son bandeau. Elle imite une déambulation le long du pourtour d’un cercle. À l’intérieur du cercle, il peut y avoir une étoile en forme de pentagone. Elle aime à construire une étoile en époxy dont elle suit silencieusement les lignes avec une lenteur extrême. L’étoile est continuellement redessinée.
James Oscar, “The Crux is Never Human All Too Human: The Many Worlds of Dana Michel”

Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles.
Fortune: forte en thunes.
Il faut mentir s’il n’y a que du mal à attendre de l’aveu d’une vérité.

Michel Leiris, Brisées/Langage Tangage ou Ce que les mots me disent/Fibrilles

 

Chère Dana, es-tu prise dans cet axe transversal, essayant d’en sortir en pédalant? Es-tu plongée plus loin ou plonges-tu plus loin dans le transversal, prise plus loin, toujours plus loin, dans la cavité? Chère Dana, tu te complais dans cette cavité (Vrai ou faux?). Le visage tourné vers le bas, une corde en fibre de verre enroulée tranchant à travers toi? Ton visage tourné! Sondes-tu le vide? Regardes-tu en dedans et en dehors de cet intérieur de cet intérieur? Te replies-tu en dedans, te pliant toujours plus loin à l’intérieur à mesure que change le spectre (de «ce que nous voyons»)?

Pour sûr, l’évolution que j’observe dans ton Slash Universe est le passage d’un état solide[2] à un pastel brillant, et il semble alors se balancer d’avant en arrière, d’avant en arrière encore et encore. Est-ce le piège tendu à l’intérieur du rêve en Technicolor ou quelque chose de plus encore? Nous sommes pris à l’intérieur. Déjà à l’arrêt en dedans de ça. Ils (les plongeurs spéléologues) plongent tête la première au-dedans de ça. À l’intérieur d’un cylindre encagé d’acier[3]. Avec tous les mouvements latéraux de rotation dans le cylindre, le vertige pur du tournis à l’intérieur. Et d’une certaine manière, à l’intérieur du cylindre et de sa rotation, ne sont-ce pas les pures sensations liminales exacerbées qui transforment tout en un éventail de pastels? Sont-ils[4] pris plus loin à l’intérieur de cette cavité. Semblent-ils se complaire dans cette cavité? Ont-ils trouvé un moyen d’être autrement que dans le pastel? Le visage tourné vers le bas, tu es couchée à l’intérieur de ce cylindre—le cylindre, la taille de ton corps et la taille de tous les corps couchés dans leurs cylindres respectifs, à moins qu’ils ne partagent un cylindre unique? Quel vide sont-ils (quel vide êtes-vous, toi et Yoan) en train de sonder? Quel vide peuvent-ils bien sonder le visage tourné vers le bas dans ce cylindre. Leurs mains posées sur les hanches, ils attendent de voir et d’entendre ce qui repose en dessous (l’oreille collée contre le fond). Sont-ils alignés pour la foi commune (deux danseurs solitaires mais conjoints). À l’intérieur, le cylindre vire au jaune, puis à l’orange, puis à une pâte mauve. Ils rêvent de quitter le cylindre; rêve de partage, aux côtés d’un autre, et/ou rêve d’être une dyade à l’intérieur d’un cylindre unique.

«Prise dans cet axe transversal, pédales-tu pour essayer d’en sortir? Mais lorsque tu plonges plus loin en dedans, ou du moins lorsque tu dis plonger, le transversal te déboussole-t-il? Et alors, es-tu prise plus loin à l’intérieur de cette cavité, semblant pourtant te complaire dans cette cavité—vrai ou faux? Le visage tourné vers le bas—le putain de visage tourné et cette corde qui claque (tranche) à travers toi[5]. Quel vide sondes-tu? Quel vide peux-tu bien sonder? Tes mains posées sur les hanches, tu attends de voir et d’entendre ce qui repose en dessous?» L’«Habiter» (et l’être) est menacé, attaqué, excisé, diminué, excorié, jeté sur le bas-côté, piétiné, méprisé (et les éclats de diamants implosés gisent tout autour de «la scène»)… Un accès s’ouvre à travers deux cordes qui sont des enroulements de corde en verre tranchant « à travers toi et à travers lui ». Cette épissure des cordes en verre qui épisse entre vous deux. Les bras et les mains déployés, ravissants au milieu de tout ça. La corde de verre blanche est déployée comme une colombe étayée qui aurait chuté, comme un Icare orange, blanc et jaune ouvert en deux qui aurait chuté, comme un cygne déployé qui aurait chuté dans les tréfonds atroces d’un tout béant. «Débarrasse le plancher avec ta tête de cigarette brûlée[6].» Mais sans doute n’est-elle pas au mieux de sa forme avec cette corde qui l’enserre? Ouais, Slash aimait bien cette merde[7]—la basse qui cogne, le grand plongeon et le dispositif calibré qui donne à voir des bras étayés en pleine ascension, alors même qu’ils (les bras) planent.

Aucune agitation[8]. Vous êtes tous deux allongés, tous deux remplacés par un « jeu » où, dans le contexte actuel, à défaut d’humilité et de sincérité, nous avons… (Je ne sais pas comment appeler ce que nous avons au présent pour être honnête.) L’«Habiter» (et l’être) est menacé, attaqué, excisé, diminué, excorié, jeté sur le bas-côté, piétiné, méprisé… «Prise dans cet axe transversal, tu essaies d’en sortir en pédalant, mais pourtant quand tu plonges plus loin en dedans ou, du moins, lorsque tu dis plonger dans le transversal et que ses anguilles déboussolent et que tu es prise plus loin à l’intérieur de cette cavité, tu sembles te complaire dans cette cavité — vrai ou faux?»

 

Cher Yoan, et ta partenaire (Dana), son accès tout entier se trouve entre ces deux cordes de verre blanches. Tous les deux, vous êtes des sortes de dyades—c’est-à-dire que vous pensez comme un, et pourtant vous êtes un plus un, égal un—pas deux[9], au mieux de vous-mêmes ici dans ce déséquilibre, ses mains à elle écartées, avec ces cordes qui les nouent, et pourtant elle tire le meilleur d’elles—l’envergure de ses ailes rappelle celle d’un oiseau jaune légitime, non pas tant en vol, mais plutôt un oiseau jaune et blanc qui s’exerce. Attends un instant. « Est-ce bien cela? Êtes-vous tous deux des oiseaux qui s’exercent (à voler) et, à la vérité, qu’est-ce que cela signifie vraiment?» C’est-à-dire: Qu’est-ce que cela signifie vraiment de «s’exercer à voler»? Je veux dire, je suppose que le slash est le mieux réussi par un oiseau en vol et parfois, comme Icare, on est abattu en «plein vol», mais vous deux, vous deux êtes cloués au sol, vous n’avez jamais volé.

Vous vous exercez juste à voler! Je dois dire, Yoan, s’il me fallait continuer, que ses bras sont positionnés avec une telle adresse, des bras de grande envergure, et ses jambes si bien placées. Pourquoi ne peux-tu voler comme elle, mon ami? Vous nous montrez peut-être ce qu’on pourrait appeler «le vol idéal»! Je veux dire, vous pourriez retomber dans le vide au premier essai, mais au moins elle s’est exercée au vol et à la sensation du vol!/Vous voilà tous deux—ses bras à elle semblent pris « dans tout ça » mais, bien sûr, il y a une corde qui l’attache au séjour de ce mur[10] et une autre qui l’attache au sol mais, d’une certaine manière, elle semble détendue. Elle en a l’air. Et toi, je te vois enroulé dans cette enveloppe, si paisible, si inquiet mais muet, si posé, si déterminé, si plein de désir refoulé[11]. Tu es sur le dos—tu sondes maintenant l’Autre après avoir regardé le vide et Dieu sait que tu mérites le repos après avoir plongé le regard dans son œil incandescent (c’est-à-dire l’œil incandescent du vide)—c’est-à-dire que tu as besoin de repos après avoir plongé ton regard dans l’œil incandescent—«du vide». Vous vous reposez tous deux, vous profitez d’un moment tous deux, vous parlez tous deux d’un (du) temps suspendu pour comprendre ce que vous avez vu et ce que vous avez fait. Je sais que vous voulez tous deux cesser de répéter, que vous voulez tous deux vous replier plus loin dans cette dyade que vous avez, mais à la vérité, contempler, contempler—c’est toujours suffisant—plus que suffisant—contempler, c’est plus que suffisant, je veux dire!/Vos différents rôles: vous vous allongez en pilonnant dedans. Elle est profondément à l’écoute, à l’écoute du bon moment. C’est-à-dire, comme un scientifique pourrait le dire, qu’elle (Dana) cultive une écologie de l’écoute susceptible de nous accorder comme il faut—de nous accorder au bon moment, le bon moment, le bon mouvement, le bon tout! Alors c’est ça que vous nous préparez tous les deux: «une écologie du mouvement»? Eh bien, au moins, on peut la voir toute à cette «écoute profonde». Elle la pousse, la pousse, pousse profondément dans cet autre séjour du temps. Elle la maintient, la pousse, la manipule, la couve du regard. Juste le bon mouvement, juste la bonne attention pour toucher à la sensation enfin atteinte du but de cette danse. Et la question qu’on pourrait se poser est de savoir si tout cela donnera un jour quelque chose (et quelle importance?). C’est-à-dire de savoir si toutes ces tâches (dans le slash universe) reviendront un jour à «quelque chose». Il est quelqu’un, à l’intérieur de quelqu’un à l’intérieur de quelqu’un, et cette pensée: ce à quoi l’extérieur doit ressembler depuis ce séjour à l’intérieur de quelqu’un à l’intérieur de quelqu’un à l’intérieur de quelqu’un d’autre. La question que Yoan (et «son personnage») pourrait se poser est celle-ci: «Comment puis-je penser ce que ce serait d’être à l’extérieur?» Et d’autres pourraient se poser cette question plus déchirante encore: «Que peut bien signifier d’être à l’intérieur de l’intérieur de l’intérieur?» Mais oui, il réfléchit à tout cela, il réfléchit à l’intérieur dans l’intérieur (dans l’intérieur). Je suppose que la principale question pourrait être: «Qu’est-ce que ça fait de vivre à l’intérieur du paysage à l’intérieur du paysage de l’intérieur du paysage?» «Comment est-ce dans le dans le… oui, qu’est-ce que cela peut-il bien être à l’intérieur de l’intérieur de ce slash universe pastel?» C’est-à-dire qu’est-ce que cela peut-il bien faire de vivre à l’intérieur—«dans un paysage intérieur»?

Et cette scène ultime, vous deux vous bousculant dans une tauromachie de cigarette et cylindre. Vous vous levez tous deux et dansez cette danse de la corrida après cette épode criarde, vivants de nouveau, vivants de nouveau et plus (seulement) dans le trou, plus seulement dans le cylindre. Le paysage au sein duquel vous vous êtes agités. Tout est bousculé à l’intérieur de ce monde que vous habitez/occupez tous deux—une moitié de coquillage est posée sur un pneu, une fleur a poussé sur des fesses et un rayon de soleil émerge de multiples organes génitaux pastels dont le but ultime est de devenir une pluralité d’organes génitaux-soleils—voilà ce qu’on voit! Le slash universe est de travers—le t-shirt rose pend dans le vide et le mur arbore tous ses différents pastels de pastel. Chaque pastel est un pastel à l’intérieur de ce slash universe, mais il y a aussi le bleu marine qui tranche, il y a l’orange pastel, il y a le violet pastel, il y a le marron pastel—des rideaux pastel tout d’éclaboussures et de déchirures ornent les murs et, à l’opposé, un peu plus encore de ces carrés rose pastel, pêche pastel, orange pastel, pastel plus vif mais bleu pastel—tous suspendus autour d’un tronc et sur ce tronc, qui apparaît comme un gros os blanc et comme un blanc pastel sur lequel est peint pompe à essence[12]. Toi et Yoan pouvez tous deux, à tout moment, vous transformer en une nouvelle palette de couleurs d’un mouvement rapide, toutes les couleurs peuvent se répandre et imploser à tout moment dans le slash universe. Une table blanche repose sur des pieds noirs surdimensionnés en forme de chaussures de clown ou de griffes de tigre, et la table blanche Ikea arbore elle aussi les taches noires d’un léopard—en réalité, c’est une table léopard, c’est-à-dire une table léopard tachetée de blanc et de noir, et qui d’autre peut devenir table, qui d’autre peut devenir pastel, qui peut devenir un (verre à bière) vide, qui d’autre peut devenir cette dent-cervelle gorgée qui repose sur la table léopard dalmatienne tachetée de noir et de blanc[13]? Et il y a la guitare slash (la guitare de Slash[14]), la guitare qui accorde l’univers. Cette guitare bleu pastel près de laquelle vous rampez tous deux est peinte d’une sorte de bleu rouillé et elle repose sur son piédestal, socle en demi-cercle avec ses bleus, ses cris, ses oranges, ses verts et neuf mètres encore de bleus et de verts. Et au-dessus, suspendu comme une merveille du temps, se trouve ce cadran à disque vert pastel. Pastel rose vif et orange et bandes blanches. J’ai entendu dire que dans le slash universe, si vous faites tourner ce cadran, toute la palette de couleurs peut changer soudainement. Et sur le mur, suspendu à sa surface, le dripping des bleus, violets, jaunes, verts citron, plus de vert citron, une bande de jaune, verts, qui dégouttent tous peut-être le long du mastic et depuis ce sillon vers la guitare slash bleu vif et le piédestal fait de... et vers la table léopard tachetée de blanc et de noir avec ses pieds de clown surdimensionnés qui étaient noirs autrefois. Les robustes chaussures et/ou pattes noires de la table léopard tachetée de blanc et de noir. On peut s’allonger sur ce canapé-pénis aplati couleur chair, on peut prendre une taffe de la cigarette géante qui repose dans ce cendrier mauve géant, prête à être cendrée, et tout cela sur un épais tapis de fourrure blanche—tous les pastels et les mauves et les tons chair et les cendres de cigarette et le tapis peint en mauve, vert citron et marrons velours, tout ici plonge là-dedans. Toutes ces choses plongent dans le monde pastel en Panavision. Plonge dans ce monde pelé aux couleurs saturées—prends ton élan et plonge tête la première dans ces couleurs et leurs états d’être et, bien sûr, tu peux toujours t’allonger pour te détendre sur le canapé-pénis couleur chair. Une chaussette sur le mur, un piédestal tacheté de blanc et de vert, avec ce qui reste de la surimposition de tout cela. Sur le piédestal, des éclats de matière grise provenant d’un cerveau ou un autre dépôt et, derrière le pastel vert, le vert et le vert pastel, qui sont la toile de fond de cette scène à la Quichotte aux notes vert citron, des mauves et tout ce qui traîne comme une scène de carnaval implosée. Et un profil de totem fait place à un tournevis blanc géant ou est-ce un gros doigt blanc qui viendrait toucher nos WC? Il y a du fromage et des pommes de terre géants pour le dîner. Les disques illuminati des pastels suspendus à un palacio. Le gant médical vert patine rembourré. Un reste de fromage et de viande rouge qui pourrit. Le gigantesque visage africain en bois blanc aux dents défoncées. L’enclume vert pastel qui vient s’enfoncer dans la pile arc-en-ciel juste en dessous. Le piédestal orange pastel avec la fameuse roche mystérieuse trouvée par les plongeurs spéléologues rouges qui repose sur le socle vert citron. Le visage africain blanc décliné en pastels orange, vert citron et jaune, peint pour moitié sur le mur pastel. L’écoulement des verts, verts citron, rouge-orangé, jaunes saignant tous les uns dans les autres — tous formant une lisière autour de tout. Les souvenirs du pastel. Le bureau avec une moitié de chaise et un bunker à l’intérieur duquel tu te trouves. Cette fausse vraie roche blanche qui saigne ses blancs et ses noirs comme si elle était le réceptacle d’un filet d’eau qui coule continuellement d’en haut et d’en bas. Le cadran au-dessus de la trompette blanc pastel posée à l’envers, le manteau duveteux rose pastel que tu revêts pour jouer tout ça, ce visage africain—bois blanc, le nez qui coule et pas de sourcils au-dessus de ses yeux fendus. Le t-shirt rose qui ne tient plus qu’à un fil. Le t-shirt de qui? Le tien ou celui de Yoan? Cette fille au visage brun, les cheveux noirs, et d’autres trophées de ce monde pastel liminaire. Cette énorme feuille de palmier rose pastel. Des socles blanc pastel qui sont aussi des guitares qui sont aussi des amas blanc pastel qui se fondent dans des masses carrées rose pastel, et tout ça maintenu au sol par ce chiot enchaîné d’un blanc formaldéhyde pastel. Un chiot blanc pastel bien mérité au milieu de tout ça, qui ne cesse de tirer sur tout ce qu’on voit dans ce slash universe. Chère Dana, toi et Yoan rampez puis dansez, dansez puis rampez parmi toutes ces choses dans l’univers slash slash slash.

 

James Oscar (2020)
Traduction de l'anglais: Claire Martinet

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Slash Universe (co. Marie Bechetoille)

Notes

[1] L’évolution remarquable dans tout ce (son) travail est toujours le passage d’un corps voûté à la Kafka à une marche et une démarche plus détendue qui ressemblent souvent à un balancé chaloupé. Robert Farris Thompson appelle ces moments de balancement «le cool», une expression qu’on retrouve dans la culture de la diaspora afro.

[2] L’état solide est l’un des quatre états fondamentaux de la matière (avec les états liquide, gazeux et plasma). Les atomes d’un solide sont étroitement liés et possèdent une moindre quantité d’énergie cinétique. Un solide se caractérise par sa rigidité structurelle et sa résistance sous l’effet d’une pression appliquée à sa surface. Contrairement à un liquide, un objet solide ne coule pas pour prendre la forme de son contenant, ni ne se dilate pour remplir tout le volume disponible comme un gaz. Les atomes d’un solide sont liés les uns aux autres, soit en un réseau géométrique régulier (les solides cristallins, qui comprennent les métaux et la glace ordinaire), soit de manière irrégulière (les solides amorphes, tel le verre à vitre ordinaire). Les solides ne peuvent pas être comprimés sous l’effet d’une faible pression, contrairement à un gaz dont les molécules sont liées de manière lâche. https://en.wikipedia.org/wiki/Solid

[3] Cigarette—une putain de cigarette délaissée qui vient de se mettre à rouler toute seule sur elle-même et qui continue de rouler jusqu’à ce qu’elle (la cigarette/toi) roule sur son visage et toi et elle et eux à l’intérieur de cette cigarette allumée. Tu es un putain de cylindre vide—un putain de cylindre de cigarette délaissé qui vient de se mettre à rouler tout seul sur lui-même et qui continue de rouler jusqu’à ce qu’il (la cigarette/toi) roule sur son visage et toi la cigarette tu roules maintenant sur ton visage (hey, les cigarettes ont un visage et un cul, et des seins et tout ça—fais chier, on fume cette merde)—bref, je te vois couchée là—SALETÉ DE CIGARETTE, oui juste couchée là. Qu’est-ce qu’on dit déjà? Ceci n’est pas une pipe—allez, je sais que t’es pas une cigarette, mais accroche, accroche-toi, accroche-toi, Ceci n’est pas une cigarette, et pourtant, mon amie, tu es une masse aplatie, grillée de cigarette! Voilà, c’est dit, ouais. Ouais, continue à sonder les profondeurs avec ta tête de cigarette (ouais, avec ta tête de cigarette).

[4] Ces «ils» auxquels je pense, je les vois comme les habitants du «Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. […] Il s’arrête de loin en loin tel un souffle sur sa fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir. […] Elles se parcheminent. Les corps se frôlent avec un bruit de feuilles sèches. […] Ceux qui se mêlent encore de copuler n’y arrivent pas. Mais ils ne veulent pas l’admettre. […] Les seuls bruits dignes du nom proviennent du maniement des échelles et du choc des corps entre eux ou d’un seul avec soi-même comme lorsque soudain à toute volée il se frappe la poitrine. Ainsi subsistent chair et os.» Samuel Beckett, Le Dépeupleur.

[5] «Et après tout cela, une séquence finale nous ramène au sentiment d’une éternité condensée. Dana Michel se tient debout les mains sur les hanches; elle tourne et roule, tout en maintenant un mystérieux dispositif triangulaire qui ressemble aux cordages d’un vaisseau à voiles. Ici, dans le remarquable final de Dana, nous entrevoyons, non pas l’«espoir», mais plutôt, après avoir été les témoins d’une heure torride de rejets, saillies, effusifs positionnements cruciformes, accès d’abattement exaspérants, lentes danses, faux pas et glissements et plans architecturaux ratés, nous entrevoyons finalement la saisissante «image» ultime d’une surprise architecturale et sculpturale. Au moment où elle parvient enfin à l’assurer complètement, la corde s’élève et soulève une structure en drap que l’on ne soupçonnait pas et qui ressemble à une maison de fortune ou peut-être à un sanctuaire pour un être épuisé. » James Oscar, «Performing Radical Sincerity»: https://www.thedancecurrent.com/review/performing-radical-sincerity

[6] Lors du premier et unique atelier de Dana Michel, «No Fixed Positions», organisé dans le cadre de l’édition 2019 d’ImPulsTanz à Vienne, on a demandé à Yoan Sorin d’assumer l’identité d’un objet qui décrirait le mieux notre état actuel. Il a choisi d’incarner une cigarette, en faisant allusion, d’après mes souvenirs, au fait que son tabagisme (il voulait arrêter de fumer) ressentait à sa place et avait pris la forme d’un excès morbide, décrépi et sale. Il avait l’impression qu’il commençait à assumer une forme physique qui lui était propre.

[7] «Tout d’abord, Slash c’est le guitariste de Guns N’ Roses, un groupe qu’on a écouté́ enfants Dana et moi. Ce musicien est une figure importante, une icône africaine-américaine à laquelle on pouvait s’identifier en dehors du sport ou du rap.» Entretien avec Dana Michel et Yoan Sorin, par Marie Bechetoille, juin-août 2019, livret de l’exposition «Slash Universe», CAC Brétigny, 2019: https://www.cacbretigny.com/fr/file/file/129/inline/CAC_Marie-Bechetoille_Livret_DEF-preview.pdf

[8] Voir le tableau du Titien, Le Supplice de Marsyas (vers 1570-1576).

[9] «Deux êtres qui s’aiment ou croient s’aimer peuvent penser être ensemble seuls au monde: rien n’est plus faux. Ils sont ensemble dans leur amour, et l’un comme l’autre seul dans le monde. Car le fait que chacun soit seul au monde est précisément ce qui leur permet d’être ensemble dans quelque chose: en l’occurrence dans l’idée de leur amour, dans un lieu isolé, retiré, dans une chambre. Ce qui est seul dans le monde, en revanche, c’est leur amour en tant qu’il est quelque chose. […] Dans le cas de leur confusion, les amants sont ensemble dans la gangue de leur amour, de leur couple, qui les sépare du monde, comme une croûte qui leur donnerait une forme unique: ils sont ensemble dans cet amour et cet amour est dans le monde comme une chose unique. Dans le cas de leur distinction, chaque amant est dans le monde, et l’autre amant est alors confondu avec tout le reste des choses dans “tout ce qui n’est pas le premier amant”: être dans le monde, c’est ne pas être dans les choses, donc perdre la distinction des choses qui sont toutes confondues dans “tout ce qui n’est pas moi”, l’être aimé comme l’être haï comme l’être indifférent.» Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses, p. 57-58.

[10] «C’est dire le silence des pas. Les seuls bruits dignes du nom proviennent du maniement des échelles et du choc des corps entre eux ou d’un seul avec soi-même comme lorsque soudain à toute volée il se frappe la poitrine. Ainsi subsistent chair et os. Échelles. Ce sont les seuls objets. Très variées quant à la taille elles sont simples sans exception. Les plus petites n’ont pas moins de six mètres. Plusieurs sont à coulisse. Elles s’appuient contre le mur de façon peu harmonieuse.» Samuel Beckett, Le Dépeupleur.

[11] «Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine.» Ibid.

[12] Il est possible qu’on nous redirige ici vers l’univers du Locus Solus de Raymond Roussel et, de la même manière, nous pourrions nous tourner vers les sculptures de Joseph Beuys, Das Paar (1952-1953) et Torso (1949-1951).

[13] «Nous vivons dans ce monde de choses, où une bouture d’acacia, un gène, une image de synthèse, une main qu’on peut greffer, un morceau de musique, un nom déposé ou un service sexuel sont des choses comparables.» Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses.

[14] Pourrait-on dire de Slash (Saul Hudson), lui-même un slash par son identité hybride puisqu’il est métis africain-américain/musicien blanc (considéré comme un musicien blanc tout au long de sa carrière avec les Guns N’ Roses), a rempli une puissante fonction secrète de métissage, bien installé dans son rôle de guitariste pour l’un des groupes de rock « blancs » les plus écoutés au monde?