Lenguas como calcetines, socks that stink and tongues that stick

Elena Lespes Muñoz

  • U+1F441-002

    Œil

  • 👁️ OPTIQUE de la GARE

    Logotype

  • s.n.

    Impression noire, 4 × 1,5 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.341

    1980

Lenguas como calcetines,
socks that stink and tongues that stick

Depuis plusieurs semaines maintenant, j’ai cette chaussette orpheline qui se promène dans mon tiroir. J’ai beau avoir cherché, je n’ai pas—encore—retrouvé sa compagne. On a tous·tes une chaussette orpheline—voire plusieurs—qui traîne(nt) quelque part. Et on s’est tous·tes un jour demandé où pouvait bien finir son double. Personnellement, j’ai toujours du mal à renoncer à ces chaussettes esseulées: je garde l’espoir de pouvoir un jour reformer un duo pour qu’à nouveau mes pieds s’y glissent, continuent d’y suer et de les user. Lorsque cela arrive, j’ai toujours un sentiment de satisfaction, celui d’une complétion et d’un retour à l’ordre. Contrairement à ce que l’on croit, le mystère de la chaussette orpheline est loin d’être universel, tout le monde n’est pas paralysé·e par le dépareillement, bien au contraire. À quoi tient donc mon désir de bien faire—paire—quand il s’agit de chaussettes?

Quand je pense aux mots de Mercedes Azpilicueta «lenguas como calcetines» (des langues comme des chaussettes)—tirés d’un poème offert en exergue de la visite à son exposition «Bestiario de Lengüitas» au CAC Brétigny en 2021, et dérivés du poème Tuyú de l’Argentin Nestor Perlongher[1]—, je ne peux m’empêcher de penser aux chaussettes orphelines. Pourtant ce qui me plaît dans cette expression, c’est précisément le fait de me sentir libre d’inter-changer et d’associer des langues différentes dans ma parole et mes écrits, exactement comme quelqu’un·e qui n’aurait que faire du dépareillement—autrement dit, tout ce que je n’arrive pas à faire avec mes chaussettes. C’est l’idée de pouvoir passer simplement à une autre langue en cours de phrase si je venais à manquer du bon mot—del buen calcetin—dans la langue initiale: de changer de langues comme on changerait de chaussettes. Bref, ce qui me plaît, c’est d’assumer une part de désordre, de faire de mon hésitation—entre deux langues—un espace assumé de manque et d’inabouti. Ne pas choisir, c’est bel et bien un choix. Si je n’en suis pas encore venue à aimer mes chaussettes dépareillées, je peux dire qu’enfin, j’aime ma·mes langue·s balbutiante·s, hésitante·s, bâclée·s[2]. Cela m’a pris du temps d’apprendre à l’·les aimer, d’accepter la confusion des mots. Comme on l’entend dans la pièce de théâtre de Mercedes Azpilicueta, présentée dans l’exposition, «il ne s’agit pas seulement de tolérer le chaos, mais de reconnaître qu’il y a quelque chose de fétide (maloliente) dans tout ce que nous faisons et disons. Tout ne peut pas être pur et propre, transparent et translucide.»[3] Nos chaussettes ne peuvent pas être immaculées et ordonnées–pas plus que nos langues.

Dans Apprendre à transgresser, bell hooks évoque ce passage d’une langue à l’autre. Ce va-et-vient, qui peut être perçu comme une désaffection scolaire, dit davantage un désir de résister aux cadres légitimes de production du savoir et une nécessité de changer nos manières de penser avec la langue:

«(...) il est clair que nous devons changer nos manières traditionnelles de penser à la langue, créer des espaces où des voix variées peuvent s’exprimer avec des mots autres que l’anglais ou dans une langue sommaire ou vernaculaire. Cela implique qu’à une conférence, ou même dans des écrits, il puisse y avoir des fragments de discours qui soient ou ne soient pas accessibles à chaque personne. Procéder à un déplacement de notre façon de penser la langue, et l’usage qu’on en fait, altère comment nous savons ce que nous savons. Quand dans un cours magistral j’utilise le vernaculaire noir du Sud, (…) je suggère que nous n’avons pas nécessairement besoin d’entendre ou savoir ce qui est dit dans sa totalité, que nous n’avons pas besoin de “maîtriser” ou conquérir le récit dans son ensemble, que nous pouvons savoir par fragments. Je suggère que nous pouvons apprendre des espaces de silence aussi bien que des espaces de parole, que dans l’acte patient d’écouter une autre langue nous pouvons subvertir la culture de frénésie et de consommation capitalistes qui exigent que tout désir doit être immédiatement satisfait.»[4]

Accepter de «savoir par fragments» c’est peut-être précisément cela qu’il me faut apprendre avec mes chaussettes. Et si ce vers, «lenguas como calcetines», me travaille autant, c’est, je crois, car il associe mon désir de désordre à mon incapacité à l’assumer. «Bestiario de Lengüitas» est justement un espace depuis lequel cultiver ce désir—qu’il s’agisse de chaussettes, d’odeurs, de corps ou de langues. C’est un endroit où apprendre depuis les silences et où patience et chaos vont de pair. Ce bestiaire de petites langues—héritées, inventées et régurgitées—s’énonce d’emblée comme l’antre fétide d’individualités exsangues et agonistiques. Dans le scénario, les langues de Zapam-Zucum, de la feuille de ruda, de la Llorona, de Néstor Perlongher, de la Porc-épic, du Chœur de cadavres, de las Yarará-Warrah, de Clochard-Crochet se mêlent les unes aux autres dans une sorte de «bréviaire male dito». On ne cherche pas à y bien dire, mais à (s’)y bien sentir. De cette cacophonie se dégage comme une brume dense et chaude, le dessin d’un chez soi aux contours flous et mouvants, mais néanmoins enveloppants—«lenguas como calcetines», dépareillées peut-être, mais confortables. Il y a dans «Bestiario de Lengüitas» tout autant une tentative «de repenser notre relation au lieu, à la maison et aux manières d’habiter»[5] que la recherche d’une langue à soi, ou pour être plus juste d’une langue à soi au contact des autres[6]. Il s’agit d’y trouver chaussette à son pied. C’est-à-dire un endroit où se glisser, trouver sa place, se reposer ou s’agiter, sentir et faire sentir, mais aussi un endroit à déformer, user et duquel pouvoir sortir pour en changer.

Les «traductions foireuses» (dirty translations) qui essaiment le travail de l’artiste ne disent ainsi pas tant un aveu de paresse et d’empressement qu’un désir de changement, de contamination et de transformation. Un souci d’équivoque, un besoin de trouver corps aussi bien dans l’entrelacement que dans le frottement et l’antagonisme—des langues[7]. Se satisfaire des manques, inventer autour et à partir d’eux–faire du dépareillement une philosophie. Finalement, l’entremêlement est déjà un geste de traduction, un échange fragile qui préfère à l’équivalence la juxtaposition et le va-et-vient. Hay que ser «capaz de poner sabor e irresolucion en lo que se dice»[8] nous dit la sociologue aymara[9] Silvia Rivera Cusicanqui. Dans «Bestiario de Lengüitas» se côtoient ainsi le mal rapporté, le mal traduit et le mal dit—autant de lignées choisies au neobarroso de Néstor Perlongher, où la boue caresse les fioritures baroques et la langue cultive les assemblages mal assortis. Le neobarroso—une fusion-manifeste du barroco et du barro/boue—représente «la lepra creadora que corroe los estilos oficiales del bien decir»[10], «esa lengua amputada deslizando la baba»[11]. Autrement dit, c’est une langue affranchie de sa bouche, qui bave, marque et transforme tout ce qu’elle trouve sur son passage. Ces chaussettes solitaires qu’on ne retrouvera jamais et qui, devenues langues, écrivent leurs propres histoires. Baver—et saliver—plutôt que bien dire donc. Si le bestiaire de Mercedes Azpilicueta donne à voir, à entendre et à sentir le désordre des corps, des prothèses et des langues, c’est parce que le désir—comme chez Perlongher—y est une force motrice qui fait céder les règles et les classifications. Qui rapproche et associe les contraires pour leur «ouvrir grand les bras»[12]. Les frontières des choses et des êtres s’en trouvent fragilisées, vulnérables et poreuses, offertes à la contamination. Ça bave, ça colle, ça sent. It’s a mess. Lenguas como calcetines.

Revêtir le dépareillement, parler l’entre-langues, sont des manières semblables—et quotidiennes—de faire et de ne pas faire, de parler et de ne pas parler, d’indéterminer les choses et nos relations au monde. C’est apprendre à vivre au milieu des contradictions et se construire avec et par elles—contre elles aussi. Pour Silvia Rivera Cusicanqui, ch’ixi est une métaphore pour désigner cet espace intermédiaire où le choc des contraires crée une zone d’incertitude, un espace de friction qui refuse la pacification et l’unité[13]:

«Ch’ixi simplemente designa en aymara a un tipo de tonalidad gris. Se trata de un color que por efecto de la distancia se ve gris, pero al acercarnos nos percatamos de que esta hecho de punto de color puro y agonico: manchas blancas y negras entreveradas. Un gris jaspeado que, como tejido o marca corporal, distingue a ciertas figurasel k’usillu—o a ciertas entidadesla serpienteen las cuales se manifiesta la potencia de atravesar fronteras y encarnar polos opuestos de manera reverberante.»[14]

C’est un gris résultant du mélange imperceptible du blanc et du noir, où l’effet d’optique l’emporte sur le réel, mais jamais ne le désavoue. C’est une histoire de points de vue—une chaussette ch’ixi plutôt que sale. Sorte de mot-talisman, la notion ch’ixi obéit à l’idée aymara que quelque chose est et n’est pas en même temps. C’est le remède qui est poison et inversement, une contradiction demeurée irrésolue qui confère et conserve à la différence son caractère litigieux.

Si j’en reviens à cette histoire de chaussette orpheline—car il faudra malgré tout boucler la boucle—, j’en déduis que ce que j’ai appelé «dépareillement» n’est finalement qu’une question de point de vue. Et que mon incapacité à voir ch’ixi réside précisément dans ce que je ne vois que les points noirs et les points blancs–que la chaussette et son absente. La synthèse que je cherche à tout prix n’existe tout simplement pas. Ch’ixi c’est précisément cela, admettre et faire sienne la lutte permanente, interne et subjective des parties, celles dont on hérite malgré soi, présentes ou absentes, celles que l’on continue de construire pas à pas. C’est accepter un monde où «la vie est un équilibre entre ce qui est et ce qui n’est pas.»[15] Bestiario ch’ixi. Lenguas ch’ixi. Cuerpos ch’ixi. Calcetines ch’ixi. Et si «Bestiario de Lengüitas»—et les vieilles chaussettes—m’ont appris quelque chose, c’est à me rendre disponible et à sentir ces possibles et les forces en tension qui les portent. Précisément, parce qu’en elles, tout peut advenir. Et de fait, tout y advient, tout y est bouleversé et perturbé, en chaos permanent. Les langues et les corps de «Bestiario de Lengüitas» s’agglutinent et se contaminent, dans un hacer(se)[16] spontané et quotidien, pour constituer un monde à l’«ethos baroque»[17]. L’écologie des savoirs qui s’y trame, faite de questions nombreuses laissées sans réponses, invite à un savoir prudent et débridé tout à la fois, conscient de son incapacité à saisir la complexité du monde et de son besoin permanent à se (dé)situer. Chez Mercedes Azpilicueta, cette écologie des savoirs est aussi une écologie des langues depuis laquelle repolitiser le quotidien. Où tout reste à voir ch’ixi avec et entre les langues.

Elena Lespes Muñoz

Publication réalisée à l'occasion de l'exposition «Bestiario de Lengüitas».

Notes

[1] Poème publié dans le numéro 2 de la revue XUL, éditée par Jorge Santiago Perednik, en septembre 1981. La citation originale est «lenguas manguadas como medias» qui signifie «des langues pourries comme des chaussettes». En Argentine, le mot medias désigne aussi bien les chaussettes que les collants; en Espagne, calcetines correspond aux chaussettes et medias aux collants. Dans le va-et-vient entre les langues et les continents qui caractérise le quotidien de l’artiste, medias a très bien pu devenir calcetines.

[2] J’ai grandi entre deux langues, l’espagnol de ma mère et le français de mon père; et à l’intérieur de ces langues, il y a le parler andalou, le castillan, l’argot de mon adolescence, le français de l’école, l’argument universitaire, etc.

[3] Mercedes Azpilicueta, Bestiario de Lengüitas: An Audio Play, 2020, 1 min 17 sec, production CAC Brétigny, traduit de l’espagnol par Annabela Tournon.

[4] bell hooks, Apprendre à transgresser, M Éditeur, Éditions Syllepse, 2019 (1994), p. 160-161.

[5] Virginie Bobin, dans le livret de l’exposition au CAC Brétigny.

[6] Marie Legros M, in How to become irrésistibles, EBABX—École Supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux et How to become, 2022, p. 5.

[7] Myriam Suchet parle d’univers hétérolingue pour désigner cette remise en cause de la langue comme une et indivisible, préférant au fétichisme unilingue une porosité des rencontres et des contradictions qui font la langue en même temps qu’elles la défont. Pour en savoir plus, consulter L’imaginaire hétérolingue. Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues, Paris, Classiques Garnier, 2014, ou écouter son intervention dans le podcast lenguas vivas / langues vivantes / living tongues enregistré avec *Duuu radio durant l’exposition «Bestiario de Lengüitas» au CAC Brétigny: https://www.cacbretigny.com/fr/agenda/518-lenguas-vivas-langues-vivantes-living-tongues

[8]«Il faut être “capable de mettre du sel et de l’irrésolution dans ce qu’on dit”», traduction de Guillaume Ranou et moi-même, tiré de Silvia Rivera Cusicanqui, Un mundo ch’ixi es posible, Ensayos desde un presente en crisis, Buenos-Aires, Tinta Limón, 2018, p. 8.

[9] Le mot aymara désigne à la fois un peuple originaire de la région du lac Titicaca, conquis successivement par les Incas puis par les Espagnols au xvie siècle qui a su intégrer divers apports culturels pour survivre. Il désigne aussi une langue vernaculaire qui compte aujourd’hui environ deux millions de locuteur·ices, principalement en Bolivie.

[10] «la lèpre créatrice qui ronge les styles officiels du bien parler», ma traduction, tiré de Néstor Perlongher, Prosa Plebeya, Buenos Aires, Colihue, 2008 (1996), p. 94.

[11] «cette langue amputée qui déverse sa bave», ma traduction, tiré de «Moreira», in Néstor Perlongher, Poemas completos (1980-1992), Buenos Aires, Seix Barral Biblioteca Breve, 1997, p. 72.

[12] Mercedes Azpilicueta, Bestiario de Lengüitas: An Audio Play, op. cit.

[13] Pour Silvia Rivera Cusicanqui, ch’ixi est un outil pour penser un type de métissage qui ne cherche pas la synthèse, mais reconnaît les mouvements en tension entre l’Européen·ne et l’Indien·ne.

[14] «Ch’ixi désigne simplement en aymara un type de tonalité grise. Il s’agit d’une couleur qui, perçue avec distance, apparaît grise, mais qui si on s’en approche nous apparaîtra faite de points de couleur pure et en lutte: des taches blanches et noires entrelacées. Un gris marbré qui, comme un tissu ou une marque corporelle, distingue certaines figures—el k’usillu—ou certaines entités—le serpent—qui se distinguent par leur pouvoir de traverser des frontières et d’incarner des pôles opposés de manière réverbérante.», ma traduction, in Silvia Rivera Cusicanqui, Un mundo ch’ixi es posible, op. cit., p. 79.

[15] Mercedes Azpilicueta, Bestiario de Lengüitas: An Audio Play, op. cit.

[16] Hacer au sens de faire, hacerse au sens d’en train de se faire, de se faire à soi.

[17] Pour le philosophe marxiste équatorien Bolívar Echeverría, l’«ethos baroque» désigne précisément le travestissement culturel et identitaire actif auquel se sont prêté·es les Indien·nes déplacé·es en ville par le pouvoir colonial pour survivre: acceptant de se laisser dévorer par des formes de reproduction sociale et des formes de socialité qui venaient littéralement d’«un autre monde». La «codigofagia» est au cœur de ce qu’Echeverría décrit comme un métissage culturel, où les soi-disant vaincu·es transforment le code depuis l’intérieur, le transcendent par excès. Voir «El ethos barroco y los indios», Revue Sophia, Quito-Equateur, no 2, 2008, consulté en ligne en janvier 2023: https://www.flacsoandes.edu.ec/sites/default/files/agora/files/1260220574.elethos_barroco_y_los_indios_0.pdf