Le diable est dans les détails

Júlia Ayerbe

  • U+1F441-000

    Œil

  • 📢🌐🎯👁️ ASONTEL SÉCURITÉ

    Logotype

  • s.n. [Asontel Sécurité]

    Impression noire, 3,5 × 2,9 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.397

    1980

«Se tuer, dit-il, dans cette conjoncture sociopolitique, est absurde et redondant.
Le mieux: se métamorphoser en poète secret.»
Roberto Bolaño, Étoile distante, 1996
(Œuvres complètes I, p. 1160)

«[…] une nuit à Valparaíso, une nuit portègne. Apprenant qu’il y avait une rencontre de poètes en présence de Néstor Perlongher[1], nous filâmes donc à Valparaíso. En vérité, avec Néstor, on s’est tout de suite bien entendu·es, beaucoup de “ma chérie” par-ci, “ma chérie” par-là, ce qui apparemment n’a pas plu à Carrera, qui a dit qu’on allait trop loin. Mais c’était idiot, car Perlongher était ravi. Je me souviens que je lui ai offert un gant de mariée blanc, puis qu’on s’en est allé·es faire la fête. Mais Néstor n’a pas pu nous suivre. Il n’allait déjà plus très bien. Il me raconta que l’accompagnement et les soins du Santo Daime[2] ne l’aidait pas. Je me souviens que sa lecture fut très belle, très intense et politique. Néstor Perlongher m’a profondément émue. Peu de poètes·ses méritent d’être cité·es, et lui en est un·e. […]»[3] Après la table ronde concluant la biennale, les lectures continuèrent dans les bars. Au Cinzano, le groupe fit ses adieux à Perlongher qui, déjà affaibli par la maladie, ne put les accompagner dans leur virée nocturne.

J’effectuais des recherches sur le duo chilien Yeguas del Apocalipsis[4] pour ma thèse de doctorat lorsque je suis tombée sur ce passage du livre La convulsión coliza: Yeguas del Apocalipsis (1987–1997). Ma recherche initiale portait sur la relation entre le poète Pedro Lemebel[5] et l’artiste Lorenza Böttner, que j’étudie. Mais au fil de mes lectures, je suis tombée sur cette rencontre entre les membres de las Yeguas et le poète argentin Néstor Perlongher. C’était une nuit d'alcool et de poésie, de plumes et de boas colorés. Une nuit, passée de bar en bar, au cours de laquelle Perlongher finit par s’éclipser. Épuisé, il abandonne le groupe, comme le raconte Pedro Lemebel. Perlongher est mort en 1992, à 42 ans, des suites du sida.

En lisant cette scène, j’ai moi aussi quitté le groupe, et je suis restée un moment avec Perlongher. Je l’ai imaginé sur le chemin du retour à l’hôtel, seul, à travers la ville de Valparaíso; a-t-il pris un taxi? ou a-t-il décidé de marcher malgré la fatigue, s’arrêtant tous les cent cinquante mètres pour se reposer et regarder le paysage? Je ne sais pas si cette ville offre des bancs pour se reposer, mais dans ma scène, il y en a. C’est une nuit humide, chaude et lumineuse. Il marche, s’arrête, s’assoit, regarde le paysage. Il répète cela par deux fois puis décide de prendre un taxi car la fatigue embrumait le paysage. Rien de mieux que de s’asseoir dans un véhicule pour regarder le paysage défiler, comme dans un film. Il arrive à l’hôtel, un bon hôtel, sans luxe, un petit trois étoiles. Du papier peint, des draps—pas neufs, mais jolis. Il prend une douche, puis hésite un instant au moment d’enjamber la baignoire. Il s’en sort par une acrobatie, avec précaution : une main contre le mur, l’autre sur le rebord, une jambe, puis l’autre. Nu et encore un peu mouillé, il entre dans la chambre. Il pense à ses médicaments, mais, en passant, aperçoit le gant de mariée offert par Lemebel. Lemebel, quel être divin. Il enfile le gant à sa main droite, et avec cette main, saisit les six comprimés qu’il doit prendre avant de dormir. L’eau est dans un verre à vin.

Les scènes d’intimité de celleux qui se retirent pour se reposer, se soigner ou se replier habitent rarement nos imaginaires, ces étagères scintillantes de la culture visuelle occidentale. Quand il y en a, le récit se fait plus plat, gris, tragique, horrifiant—car c’est comme ça qu’on doit parler de la maladie et de l’approche de la mort. Les morts dues à la pandémie de sida ne cessent d’être tragiques et horribles—elles ont emporté notre ami Perlongher, ce poète qui aurait sans doute poursuivi la fête à Valparaíso avec ses amie·s poétes·ses. Mais quand le corps réclame du repos, la poésie et le glamour doivent-ils cesser? Il faudrait creuser.

La femme d’affaires américaine Alyssa Silva a un jour fait part sur les réseaux sociaux de sa décision de porter une robe rose et longue pour aller à l’hôpital à sa visite de routine pour son amyotrophie spinale. C’est peut-être un exemple radical, presque binaire, de renversement du récit de la visite à l’hôpital—une manière de rompre avec les tons pastels ternes, le sol en vinyle fatigué qui sent le désinfectant, foulé par des lits aux draps assortis, probablement plus tristes que le reste. Le glamour se limite à la blouse blanche du médecin. Le reste, pure tragédie. Du moins, c’est ce que dit le récit. C’est pour ça que je comprends Alyssa Silva, même si je n’ai jamais eu le courage de faire pareil. On pourrait s’organiser, instaurer une règle : tomber malade impliquerait de se rendre à l’hôpital en tenue de gala—mais confortable. Ce serait l’inauguration d’un nouveau rite social, où l’hôpital deviendrait un lieu d’intérêt esthétique. Un marché haute couture pensée pour les malades verrait le jour. Face à cette élégance, la blouse blanche du médecin paraîtrait soudain terne, presque désuète. Elle disparaîtrait peut-être même, comme le personnel soignant dans The Ward[6] de Gideon Mendel.

Dans une des photos du livre de Mendel, deux hommes sourient à la caméra. Celui de gauche est un homme noir, avec un grand sourire et les cheveux courts. Il se retient d’éclater de rire, c’est pourquoi il est légèrement penché. Il porte une chemise blanche, une cravate à motifs, une blouse. Il est enlacé par un homme blanc qui sourit, l’air sympathique. Cheveux courts, il porte une boucle d’oreille, une chaîne en argent avec un gros pendentif, un t-shirt blanc, une blouse. À droite, une table de chevet. Dessus, un petit vase avec un bouquet de fleurs et des flacons de médicaments. Sur l’étagère du bas, des piles de papiers et de brochures. L’homme de droite est assis sur un lit aux draps à motifs. La photo vous saisit de plusieurs façons. Deux amis qui s’amusent. Puis je remarque que l’homme de gauche porte une blouse de médecin—ce serait donc le docteur; celui de droite porte une robe de chambre—ce serait donc le patient. Mais au fond, cela importe peu, ou du moins ce n’est probablement pas ce que le photographe, Gideon Mendel, voulait souligner. En 1993, il a passé plusieurs semaines à documenter le quotidien de John, Ian, Steven et André au Middlesex Hospital de Londres. Des patients atteints du VIH qui sont tous morts, faute de n’avoir eu accès à temps à un traitement. C’est un livre en noir et blanc, fait de baisers, de couples enlacés au repos, de réunions de famille, de conversations, d’amitiés, de soins quotidiens, de mort imminente. C’est dur, et cela n’a rien à voir avec ma fantaisie délirante de fête de gala d’il y a deux paragraphes. Mais d’un autre côté, c’est d’une beauté et d’une tendresse indescriptibles.

En 1992, un an avant que Mendel ne rejoigne l’hôpital de Londres, l’année même où décède notre poète Perlongher, l’écrivain chilien Roberto Bolaño est hospitalisé à l’Hôpital Valle d’Hebrón à Barcelone: son foie est foutu. Dans la morne routine de cet hôpital—entre lectures quotidiennes de journaux et longues heures passées devant la télévision—il finit par tomber sur les triomphes, les blagues et les récits de Lorenza Böttner (celle que je cherchais avec las Yeguas del Apocalipsis). «Parfois, ses interviews me secouaient de crises de fou rire. D’autres fois, elles me faisaient pleurer. Je le vis aussi à la télévision. Il jouait très bien son rôle. J’appris trois ans plus tard qu’il était mort du sida. La personne qui m’en parla ne sut me dire si c’était en Allemagne ou en Amérique du Sud (elle ignorait qu’il était chilien).»[7]

En 1992, Lorenza était devenue la star paralympique des Jeux de Barcelone. Elle avait servi de modèle à Petra, la mascotte officielle créée par l’artiste espagnol Javier Mariscal, responsable de toute l’identité visuelle de l’événement.

Roberto Bolaño la fait revivre dans Étoile distante. Lorenza y apparaît à travers un biopic à la fois vrai et mensonger, où, selon moi, le plus fantastique est la réalité, et le plus ennuyeux, la fiction. Mais au fond, cette frontière importe peu.

«Lorenzo donc grandit non seulement au Chili et sans bras, ce qui en soi rendait sa situation assez critique, mais en plus dans le Chili de Pinochet, ce qui rendait n’importe quelle situation critique désespérée, mais ce n’était pas tout, car il découvrit rapidement qu’il était homosexuel, ce qui transformait la situation désespérée en inconcevable et indescriptible. Avec toutes ces prédispositions, rien d’étonnant à ce que Lorenzo devînt artiste. (Qu’aurait-il pu être d’autre?) Mais il est difficile d’être artiste dans le tiers-monde si on est pauvre, si on n’a pas de bras et si en plus on est pédé. […] Les amis lui demandaient comment il se torchait le cul après avoir chié, comment il payait chez le marchand de fruits, comment il gardait son argent, comment il cuisinait. Comment nom de Dieu, il pouvait vivre seul. Lorenzo répondait à toutes les questions et la réponse, presque toujours, était l’ingéniosité.»[8]

L’ingéniosité, la beauté du détail, l’inversion de ces gestes répétés, toujours de la même manière, avec les mêmes parties du corps : la bouche pour ceci, le bras pour cela, les jambes pour marcher. Un corps qui, par sa seule existence, oblige à poser des questions aussi triviales qu’ordinaires—«comment s’essuie-t-on après être allé·e aux toilettes?»—et met en lumière le peu d’imagination de la normativité. Le diable est dans les détails—et avec eux, c’est le monde entier qu’on peut faire exploser.

Júlia Ayerbe
Traduit de l'espagnol par Elena Lespes Muñoz.

Texte publié en collaboration avec Bétonsalon—Centre d'art et de recherche. 

 

Notes

[1] Poète, anthropologue et militant argentin, exilé au Brésil en 1982 pour son rôle prépondérant dans le Front de libération homosexuelle en Argentine. (N.d.T.)

[2] Le Santo Daime (Saint Don) est un mouvement religieux originaire de l’Amazonie Brésilienne qui combine des éléments de religiosité chrétienne avec d’autres sources vernaculaires comme le candomblé, et qui utilise comme sacrement l’ayahuasca, une préparation hallucinogène issue de lianes. (N.d.T.)

[3] Fernanda Carvajal, La convulsión coliza: Yeguas del Apocalipsis (1987-1997). Santiago de Chile: Ediciones Metales Pesados, 2023, p. 70. Ma traduction.

[4] Duo artistique chilien formé par Pedro Lemebel et Francisco Casas Silva, actif entre 1987 et 1993. A travers leurs interventions artistico-politiques, ils rendaient visibles et revendiquaient les sexualités ‘dissidentes’, et adoptaient souvent une esthétique travestie provocatrice. Las Yeguas ont ainsi interrogé le contexte politique et social des dernières années de la dictature civile et militaire et des premières années de la «transition démocratique». (N.d.T.)

[5] Auteur et artiste plasticien chilien d’abord connu pour ses performances dans les années 80. La sexualité et l’homosexualité occupent une place centrale dans son œuvre, tout comme sa réflexion sur les multiples formes d’exclusion et de marginalisation. La Revue du CAC Brétigny a publié son texte «Manifeste (Je parle pour ma différence)» (1986), consultable en ligne: https://www.cacbretigny.com/fr/460-manifeste-je-parle-pour-ma-difference (N.d.T.)

[6] Gideon Mendel, The Ward. London: Trolleybooks, 2017.

[7] Roberto Bolaño, in Étoile distante (1996), Œuvres complètes I, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu Éditions de l’Olivier, 2020. p. 1162. Bolaño se réfère à Lorenza Böttner au masculin tout en mentionnant qu’elle se faisait appeler Lorenza. (N.d .T.)

[8] Ibid, pp. 1159-1161.

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