Manifeste (Je parle pour ma différence)

Pedro Lemebel

  • U+1F913-001

    Visage à lunettes

  • 🤓R. PONCET OPTICIEN

    Illustration

  • s.n. [R. Poncet]

    Impression noire, 3 × 3,2 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.340

    1980

Je ne suis pas Pasolini demandant des explications
Je ne suis pas Ginsberg expulsé de Cuba
Je ne suis pas un pédé déguisé en poète
Je n’ai pas besoin de déguisement
Voici mon visage
Je parle pour ma différence
Je défends ce que je suis
Et je ne suis pas tellement bizarre
L’injustice me soûle
Et je me méfie de cette cueca [1] démocratique
Mais ne me parlez pas du prolétariat
Parce qu’être pauvre et pédé est encore pire
Il faut être plein d’âpreté pour le supporter
C’est offrir un rodéo aux petits mâles du coin
C’est un père qui te hait
Parce que le fils fait des ronds de jambe
C’est avoir une mère aux mains tailladées par le chlore
Vieillies par le ménage
Te berçant quand tu es malade
Suite à de mauvaises habitudes
Par malchance
Comme la dictature
Pire que la dictature
Parce que la dictature passe
Et arrive la démocratie
Et juste derrière le socialisme
Et alors?
Que feront-ils de nous, camarades?
Est-ce qu’ils nous entortilleront dans des ballots
à destination d’un hôpital cubain pour sidéens?
Ils nous mettront dans quelque train de nulle part
Comme dans le bateau du général Ibáñez [2]
Où nous apprîmes à nager
Mais personne n’arriva sur la côte
C’est pourquoi Valparaíso éteignit ses lumières rouges
C’est pourquoi les guinguettes
Offrirent une larme noire
Aux gais poissons arc-en-ciel dévorés par les crabes
Cette année que la Commission des Droits de l’Homme
ne commémore pas
C’est pourquoi, camarade, je vous le demande
Le train sibérien de la propagande réactionnaire
Existe-t-il encore?
Ce train qui passe dans vos pupilles
Quand ma voix se fait trop douce
Et vous?
Que ferez-vous de ce souvenir d’enfance
Quand on se branlait et tout le reste
Pendant les vacances à Cartagena?
Le futur sera-t-il en noir et blanc?
Le temps en nuit et jour ouvrable
sans ambiguïtés?
N’y aura-t-il pas un pédé dans un coin quelconque
déséquilibrant le futur de votre homme nouveau?
Vont-ils nous laisser broder d’oiseaux
les drapeaux de la libre patrie?
Le fusil je vous le laisse à vous
Qui avez le sang froid
Et ce n’est pas de la peur
La peur m’a quitté
En arrêtant les couteaux
Dans les caves à sexe où j’allais
Et ne vous sentez pas agressé
Si je vous parle de ces choses
Et si je vous regarde le paquet
Je ne suis pas hypocrite
Les nichons d’une femme
ne vous font peut-être pas baisser les yeux?
Vous ne croyez pas
que seuls dans la sierra
une petite idée allait nous venir à l’esprit?
Quoique ensuite vous me détestiez
De corrompre votre morale révolutionnaire
Avez-vous peur que la vie s’homosexualise?
Et je ne parle pas de la mettre et de la retirer
Et de la retirer et de la mettre uniquement
Je parle de tendresse, camarade
Vous ne savez pas
Combien il est difficile de rencontrer l’amour
Dans ces conditions
Vous ne savez pas
Ce que c’est que de porter cette lèpre
Les gens gardent leurs distances
Les gens comprennent et disent:
Il est pédé mais il écrit bien
Il est pédé mais c’est un bon ami
Super-sympa
Je ne suis pas sympa
J’accepte le monde
Sans lui demander cette sympathie
Mais peu importe ils rient
J’ai des cicatrices de rires dans le dos
Vous croyez que je pense avec les fesses
Et qu’au premier cuisinage par le Renseignement
J’étais prêt à tout lâcher
Vous ne savez pas que la virilité
Je ne l’ai jamais apprise dans les casernes
Ma virilité c’est la nuit qui me l’a enseignée
Derrière un pilier
Cette virilité dont vous vous vantez
On vous l’a mise dans le régiment
Un bidasse assassin
De ceux qui sont encore au pouvoir
Ma virilité je ne l’ai pas reçue du parti
Parce qu’on m’a rejeté avec de petits rires
Bien des fois
Ma virilité je l’ai apprise en participant
À la dureté de ces années
Et on s’est moqué de ma voix efféminée
Criant: Il va tomber, Il va tomber [3]
Et même si vous criez comme un homme
Vous n’avez pas réussi à le faire partir
Ma virilité ce fut le bâillon
Ce ne fut pas d’aller au stade
Et de me battre à coups de poing pour le Colo Colo [4]
Le football est une autre forme d’homosexualité cachée
Comme la boxe, la politique et le vin
Ma virilité fut d’avaler les moqueries
De bouffer de la rage pour ne pas tuer tout le monde
Ma virilité c’est de m’accepter différent
Être un lâche est beaucoup plus dur
Je ne tends pas l’autre joue
Je tends mon cul, camarade
Et ça c’est ma vengeance
Ma virilité attend patiemment
Que les machos se fassent vieux
Parce qu’à ce niveau du parti
La gauche trafique son cul flétri
Au Parlement
Ma virilité fut difficile
C’est pourquoi je ne monte pas dans ce train
Sans savoir où il va
Je ne vais pas changer pour le marxisme
Qui m’a rejeté tellement de fois
Je n’ai pas besoin de changer
Je suis plus subversif que vous
Je ne vais pas changer uniquement
Parce que les pauvres et les riches
À d’autres avec ça
Ni parce que le capitalisme est injuste
À New-York les pédés s’embrassent dans la rue
Mais cet aspect je vous le laisse à vous
Qui tenez tellement
À ce que la révolution ne soit pas complètement pourrie
À vous je vous adresse ce message
Et ce n’est pas pour moi
Je suis vieux
Et votre utopie est pour les générations futures
Il y a tant d’enfants qui vont naître
Avec une petite aile brisée
Et je veux qu’ils volent, camarade
Que votre révolution
Leur donne un morceau de ciel rouge
Pour qu’ils puissent voler.

 

Pedro Lemebel (1986)
Traduction de l’espagnol (Chili): Guy Poitry
In Hétérographe, numéro 8, Automne 2012

Publication réalisée à l'occasion de l'exposition Sâr Dubnotal

Notes

[1] Danse traditionnelle chilienne.

[2] Carlos Ibáñez del Campo (1877—1960), dictateur chilien, lié aux fascistes et aux nazis dans les années 1930. À son arrivée au pouvoir en 1927, il se lança dans une féroce répression, aussi bien contre les opposants politiques que contre les homosexuels qu’il faisait noyer au large de Valparaíso.

[3] Slogan scandé par les manifestants anti-Pinochet dans les années 1980.

[4] Club de football basé dans le quartier de Macul à Santiago du Chili.