Dolores

Barbara Sirieix

  • U+1F913-002

    Visage à lunettes

  • Ets PASDELOUP [🤓]

    Illustration

  • s.n. [Ets Pasdeloup]

    Impression noire, 2,7 × 3,7 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.340

    1980

J’ai mal à la tête c’est peut-être les Irish mules d’hier soir ou les moustiques ou les grincements du bateau. Les alligators arrêtaient pas de gueuler hier soir en symphonie avec les crapauds. Un espèce de cafard est entré dans ma chambre et a tracé sous mon matelas quand j’ai bougé mes draps et j’ai crié. Ma tante a déboulé avec un gant pour prendre des trucs dans le four et un verre pour capturer la bête mais elle s’est échappé la saleté et elle a dû l’écraser. Verdict d’experte après vingt-cinq ans de vie à Brooklyn ce n’est pas un cafard ok mais c’est tout comme je suis pas un superhéros je suis pas prête à avaler ça pendant que je dors je suis pas Clarice Lispector. Je dors sur le bateau dans la chambre du sous-sol sous ma mère pas loin du réservoir des chiottes parfois j’y pense à ces choses-là. Un îlot de plantes d’eau qui a dû se détacher de la berge passe sur la rivière maintenant devant moi. J’entends sur le pont de l’autre côté mon cousin grand cousin raconter encore une de ses histoires pimentées dont il a le secret sur son enfance dans les Philippines ou les conspirations de la CIA ou l’infirmière qu’il s’est tapé au début des années 90… Il a disparu pendant 30 ans dans l’alcool et la drogue puis il est réapparu sur les radars familiaux vers 2013. Il parle presque tout le temps si c’est pas lui c’est Louise qui vient toutes les heures frapper à la moustiquaire pour nous reraconter la même histoire.

J’ai mal à la tête ce matin. Cela doit être les cocktails d’hier soir et les piqûres de moustiques, comme je suis allergique. Le chat siamois sur le bateau d’à côté n’arrête pas de gueuler en compétition avec le chiwawa. Hier soir, j’ai vu une bête disparaître sous mon matelas et j’ai poussé un cri. Ma tante est arrivée la main dans un gant anti-chaleur antidérapant avec un verre pour l’attraper mais elle s’est échappée et on a dû l’écraser. Elle m’a dit que ça n’était pas un cafard, qu’elle en était sûre ayant habité 25 ans à Brooklyn: c’est un water bug. Cela ne change rien au fait je ne veux pas qu’un insecte puisse rentrer dans ma bouche pendant mon sommeil. Je dors dans la chambre du bas, dans la cale du bateau, alors j’entends beaucoup de bruits. Le premier jour, je crois que j’ai vu un alligator au loin. Là j’entends mon grand cousin sur le pont, de l’autre côté du bateau, qui raconte encore une histoire à dormir debout. Il déballe la conspiration des chemtrails: les traces blanches dans le ciel sont des produits chimiques déversés par les avions pour provoquer le réchauffement climatique. Il parle tout le temps, si ce n’est pas lui c’est Louise sa femme, qui commence à souffrir de démence sénile et oublie constamment qu’elle nous a déjà raconté cette histoire.

J’ai mal à la tête ce matin. Cela doit être les Irish mules d’hier soir, les piqûres d’insectes… ou l’état de fugue. On entendait des cris changeant comme des animaux mutants: crapaud, lamantin, chiwawa… Quand j’ai bougé le rideau de ma cabine, un insecte a filé sous mon matelas et j’ai poussé un cri. Siri est arrivée aussitôt. Elle est entrée dans la pièce avec plusieurs objets; en quelques instants, il avait disparu. Ce n’était pas un parasite selon elle; elle les connaît après 25 ans en zone infestée. J’étais rassurée car je redoutais la présence d’un mouchard depuis le début de notre voyage. Je dors dans la partie basse du vaisseau près des conduits et des moteurs. En face de moi, une île mobile s’est détachée sur la mer des Hautes Herbes. J’entends au loin le poète qui entreprend le récit d’une nouvelle aventure au-delà du déficit temporel. Celle d’une fille qui apparaissait parfois en simulation et lui faisait l’amour. Sinon c’est Louise qui parle; son cerveau affecté par le champ anentropique efface chaque jour l’histoire de la journée précédente.

J’ai mal à la tête ce matin. Cela doit être les Irish mules, les insectes... ou peut-être le jetlag. Les animaux de la rivière se sont enlisés dans un long dialogue inter-espèces assez confus. En allant me coucher, j’ai remué mes draps et un gros cafard est apparu. Alors j’ai crié. Ma tante m’a demandé d’aller chercher un couvercle, le temps que je revienne il s’était échappé alors elle a dû l’écraser. Elle n’était pas contente car elle essaie de sortir les insectes plutôt que de les tuer. Elle s’est un peu moquée de moi parce qu’elle le trouvait tout petit et que selon elle ce n’est pas un cafard mais un water bug. Ça reste une BLATTE. Ma tante et ma mère n’ont pas trop aimé le premier épisode de la série Westworld. Il y a une scène où l’androïde Dolores est au repos pour «réparation» dans les laboratoires de Delos et une mouche parcourt son œil grand ouvert. Le technicien lui demande: As-tu déjà remis en question la nature de ta réalité?—Non. Sais-tu où tu te trouves ?—Je suis dans un rêve. Dolores oublie chaque nuit l’histoire qu’elle rejouera le lendemain. Quand on lui demande ce qu’elle pense, elle répond en souriant: «Certains choisissent de voir la laideur de ce monde, sa confusion. Je choisis d’en voir la beauté.» Quand elle arrive au cœur du labyrinthe, elle se retrouve face à elle-même, celui avec qui elle parlait dans ses rêves était en fait elle-même. C’est dans ce chemin qu’elle acquiert une conscience. Au cœur du labyrinthe, j’imagine aussi Louise cherchant Dolores sans fin, Dolores devenue Wyatt, Dolores devenue seigneur de la douleur.

Barbara Sirieix (Mai 2018)

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Desk Set