Théories

Laurent de Sutter

  • U+1F453-013

    Lunettes

  • Optique 🔬 🔭 [G. MAGNIAT OPTICIEN BREVETE 27 r. de Paris, 91100 CORBEIL-ESSONNES (6)496.03.02] 🔍 👓

    Logotype

  • s.n. [G. Magniat]

    Impression noire, 3,2 × 1,4 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.340

    1980

«Théorie du commutateur»

On. Off. Il n’y a rien de plus simple qu’un commutateur. Placé sur une position, il sert à brancher un circuit—sur une autre, à le débrancher. Parfois, certains d’entre eux, prétendant à une sophistication qui sied mal à leur fonctionnalisme fondamental, se font appeler «rhéostat» ou «dimmer» et tentent de donner à leur utilisateur une impression de maîtrise sur l’intensité du courant qui passe. Mais ce petit jeu ne change rien au principe: le commutateur est la commande par laquelle un choix qui ne peut se formuler que de manière binaire est opéré. Il y a bien sûr quelque chose de frustrant à cette contrainte—comme si, à travers le commutateur, le monde nous défiait d’inventer une troisième voie, une ligne de fuite, une tangente qui redistribuerait les termes du problème qu’il vise à solutionner. Pourtant, la simplicité du switch rappelle non seulement que la plupart des choix que nous avons à faire ne sont pas déterminés par nous—mais aussi que les plus importants d’entre eux se traduisent par une pure et simple alternative: ou bien la lumière est allumée, ou bien elle est éteinte. Ce rappel de ce que la contrainte du choix relève toujours du dehors, et que ce dehors prend le plus souvent la forme d’une matérialité têtue, oblige à inscrire chacun de ceux que nous posons à l’intérieur d’un contexte plus vaste—qu’en électricité on nomme «circuit». Le commutateur est en effet ce qui opère une coupure de circuit lorsque ce qui, d’ordinaire, y transite en permanence n’est plus désiré, ou simplement plus utile. Au lieu de mettre à disposition les coordonnées d’une décision verticale, il signifie qu’en réalité la décision a déjà été prise—et que le choix de la renverser ne constitue qu’une possibilité de réaction face à ce qui constitue le réglage par défaut du circuit: sa continuité. De sorte que, plutôt qu’un choix au sens traditionnel, la décision que nous prenons de couper l’électricité (ou l’eau, ou le gaz, etc.) est, littéralement, une décision de coupe-circuit—d’extraction temporaire d’un flux qui, sinon, nous traverserait en continu. L’électricité, l’eau ou le gaz ne sont en effet pas des biens qu’il nous est loisible de commander par paquets, comme des vêtements sur un site de vente en ligne; ils définissent les mouvements, les gestes, les drapés d’un milieu qui s’organise autour d’eux. La position «off» du commutateur, de ce point de vue, signifie l’éventualité d’une île sur une mer énergétique—mais une île qui dépend, pour exister, de ce que l’océan se déploie tout autour d’elle. Couper le courant, ce n’est donc pas s’extraire des flux d’énergie mis en circuit par l’organisation logistique du monde, c’est, disons, les réorienter dans d’autres directions dont nous ne savons rien. Car l’électricité n’attend pas notre bon vouloir derrière le commutateur, ni l’eau dans le robinet; même interrompues, leur mouvement se poursuit, parce qu’il est le mouvement du monde même. De même que la terre tourne, les flux énergétiques fluent–suivant une physique de l’écologie humaine sur laquelle personne ne peut rien, si ce n’est réduire sa facture de consommation. De sorte que le commutateur, davantage qu’une simple commande à l’usage des occupants d’une pièce, est une sorte de navigateur—ou plutôt: d’interface. Il est ce qui opère la connexion avec la logique des flux soutenant les vies humaines—et, sans doute, le seul contact que la plupart d’entre elles aura jamais avec ses propres conditions. Pour le dire d’une autre manière, le commutateur est ce qui apprend à celui qui l’utilise quelles sont les conditions de son existence, en lui donnant la possibilité de les suspendre (puis d’expérimenter les conséquences de cette suspension). La binarité du choix qu’il propose n’est donc pas celui de savoir si la lumière doit être allumée ou éteinte, mais en quoi le fait de l’allumer ou de l’éteindre constitue une nécessité—c’est-à-dire quelque chose sans quoi quelque chose d’autre serait aussitôt rendu impossible. Comme interface, le commutateur explicite les conditions de la vie, en tant que celles-ci se déploient comme un réseau enchevêtré de conséquences, où il n’est aucun choix qui n’en implique aussitôt d’innombrables autres, dans une cascade finissant par ressembler comme deux gouttes d’eau aux flux qu’ils prétendent dominer.

 

«Théorie de l'air conditionné»

Il n’y a rien de plus évident que le fait de respirer. La respiration, d’une certaine manière, constitue même l’opération liant entre elles toutes les formes de vie de la planète, des végétaux aux animaux, la terre et les minéraux «respirant» aussi. La respiration est le mouvement de la vie—un mouvement de va-et-vient impliquant un milieu qui à la fois englobe chaque vivant, le pénètre et s’y transforme en le transformant lui-même. Respirer est donc une opération de conversion ou de mixage de l’écologie de la vie en tant que telle—c’est-à-dire une manière d’en extraire le nécessaire pour lui restituer ensuite ce qui ne l’est pas, afin qu’il soit transformé à son tour et le redevienne. Cette écologie de la vie est celle de l’air: l’ensemble des molécules dont la légèreté permet le déplacement sans qu’un véhicule ne soit nécessaire—et dont la taille s’avère adéquate avec les filtres mis en place par les vivants pour éviter de devoir abriter trop de corps étrangers, surtout nuisibles. Parfois, pourtant, le niveau de filtrage de l’air est augmenté. C’est surtout vrai chez les êtres humains, qui tentent de remédier à deux difficultés pouvant leur compliquer la vie: celle liée au fait que l’air chauffe ou se refroidisse; et celle liée au fait que, malgré les filtres existants, il véhicule néanmoins des hôtes déplaisants—maladies, pollutions, allergènes, etc. Lorsque, comme le veut la légende, Willis Haviland Carrier, un jour de 1902, observant la brume enveloppant les quais de la gare de Pittsburgh, conçut l’idée qu’il devait être possible de moduler l’humidité de l’air en lui faisant traverser de l’eau, il proposa une solution à ces deux difficultés. Soudain, ce qu’on a appelé «air conditionné» donna aux êtres humains la capacité de factoriser l’air—c’est-à-dire de ne plus le considérer comme un simple milieu donné, mais comme une matière susceptible de manipulation. En fonction du type d’utilisation du système de conditionnement d’air, il devenait possible de s’en servir pour refroidir une pièce trop chaude, chauffer une pièce trop froide, mais aussi réguler son degré d’humidité, voire de le combiner avec différents types de filtres à particules, etc. Dans tous les cas, ce qui était réalisé, c’était la possibilité que ce qui, jusque-là, constituait un milieu pour l’essentiel extérieur, de surcroît aussi labile qu’invisible, devînt un espace domestiqué—donc sur lequel il était loisible d’agir de façon efficace. L’air conditionné domestiqua l’air en constituant une frontière technique capable à la fois d’en vérifier les vertus et de les rectifier dans le sens souhaité si celles-ci ne rencontraient pas les exigences de son utilisateur. Là où la maison définissait un espace d’immunisation face à l’irruption des corps étrangers les plus massifs, l’air conditionné offrait l’opportunité d’en maîtriser aussi le contenu le plus subtil—c’est-à-dire de rajouter à la dimension d’immunisation une exigence écologique. En d’autres termes, grâce à l’air conditionné l’écologie domestique put faire sécession par rapport à l’écologie globale—la fragmentant en un ensemble de cellules de la taille de l’oikos, définissant ainsi une véritable économie politique de l’air. La description populaire souvent donnée de l’air conditionné, à savoir de «l’air en boîte», s’avère donc très juste: avec le conditionnement de l’air, il s’agissait bien de proposer une condition qui était celle d’un conditionnement, au sens logistique du terme. Même si mettre de l’air en boîte, sauf dans le cas d’un conditionnement tout à fait hermétique, comme celui donné par Marcel Duchamp à sa pièce Air de Paris, est plus ou moins de l’ordre de l’impossible, transformer en permanence celui qui se trouve dans un espace donné constitue un substitut appréciable. Il est ironique de constater, cependant, que le substitut en question procède d’une technique qui n’est pas sans rappeler celle de la transformation opérée par la respiration elle-même. Avec l’air conditionné, les êtres humains ont, en quelque sorte, pris la décision de procéder à la délégation de l’activité de respirer en tant que telle—car ils savent très bien qu’il est plus efficace de modifier l’écologie de la vie que la vie elle-même. Que, par un effet de déséquilibre typique des décisions écologiques humaines, cette respiration déléguée eût rendu le monde davantage irrespirable était à prévoir.

 

«Théorie de la chasse d'eau»

Toute chasse d’eau signale une fin. Cette fin, c’est celle de la présence, dans l’espace de la maison, de matières indésirables—de déchets en provenance du corps humain, dont ni les odeurs, ni la vue ne pourraient être tolérées. La chasse d’eau est donc, avant tout, un disposition d’évacuation de ce qui est produit par le corps, en tant que le corps ne produit jamais que des substances qu’il convient d’évacuer. Jamais le corps ne produit-il de délice : si ce qui y rentre relève, pour partie, de certaines des plus grandes merveilles issues de la culture humaine, ce qui en sort, en revanche, prend la forme d’un reste menaçant—qu’il convient d’exclure de la vie. En faisant couler en cascade un vaste flux d’eau, la chasse constitue le véhicule qui permet de faire disparaître le résultat peu ragoûtant du travail de métamorphose que le corps humain effectue à partir des aliments qu’il ingère. Même s’il est reconnu quelque vertus (par exemple, en qualité de fertilisant, voire d’acidifiant) aux excréments humains, le principe demeure en effet que, au contraire de ce que prétendent réaliser les alchimistes, la chimie du corps se traduit par une dégradation, un échec. Ce qui était grand avant d’y transiter en ressort toujours plus petit, plus vil, plus dégradé. La chasse d’eau est ce qui sert de témoin à ce processus—un témoin dont l’efficacité n’a pas cessé de grandir depuis l’époque, guère lointaine, de son invention. Attribuée au poète anglais John Harington, qui en aurait conçu le principe à la toute fin du xvie siècle, elle a permis d’améliorer de façon significative l’évacuation des déchets, dont, jusque-là, des traces demeuraient toujours. Surtout, elle a permis de connecter le cycle humain de la digestion au cycle cosmique de l’eau, et de faire servir celui-ci à l’immunisation des espaces de vie par rapport aux dangers suscités par les excréments. Derrière les préoccupations d’hygiène, toutefois, c’est véritablement une esthétique qui se déploie : celle, dénoncée par Junichirô Tanizaki qui y voyait une tartufferie remarquable, de l’illumination de tout, de l’éclairage de ce qui devait demeurer obscur. La chasse d’eau, en effet, forme l’accessoire essentiel (pour ainsi dire) du cabinet de toilette, dont la modernité a voulu qu’elle prît la forme d’un observatoire de la propreté, mêlant blancheur virginale des matières et pureté translucide de l’eau. Ces deux aspects, à vrai dire, relevaient de la même logique : celle qui veut qu’on puisse voir qu’il n’y a rien à voir—que l’entièreté de la réalité de la vie, en ce compris le plus intime, puisse attester que rien d’inavouable ne se cache là où cela pourrait être le cas. En d’autres termes, la chasse d’eau est la garante du propre, en tant que celui-ci résulte de l’évacuation de l’impropre, de ce qui n’a pas été approprié par un corps après que celui-ci s’est alimenté. Comme garante du propre, elle est aussi la garante de ce que l’espace de ce propre, c’est-à-dire l’espace de la propriété, ne soit pas souillé par les impropriétés en question—de sorte que la maison elle-même puisse jouer son rôle de structure d’immunisation de l’existence. Parce qu’elle rend visible qu’il n’y a rien à voir, la chasse d’eau, par conséquent, incarne de manière princeps l’héritage de la modernité européenne, constituée à partir du partage perpétuellement redistribué en visible et invisible. Malgré les prétentions affichées par les Lumières, celles-ci, en portant leur regard jusque-là où régnaient les ténèbres les plus épaisses, avaient pour but d’inventer une forme de regard qui mettrait l’aveuglement et la forclusion à son principe. Tout éclairer, c’était éclairer de façon si vive que, soudain, on aurait l’impression de ne plus rien voir—de même qu’en regardant au fond de la cuvette des toilettes après avoir tiré la chasse d’eau, on ne voit plus rien non plus (quand elle fonctionne bien). Mais ce n’est pas parce que les déchets sur lesquels toute l’attention s’était focalisée ont disparu que tout a disparu. Au contraire, reste tout ce que la blancheur de la faïence et la transparence de l’eau déguisent mieux que n’importe quel masque : la réalité de la personne qui tire la chasse—et dont il est difficile de ne pas penser qu’elle est d’abord une très puissante usine à merde. Telle est donc la chasse d’eau : le monument moderne au caractère merdique de l’humanité.

 

Laurent de Sutter (2020)

Invitation réalisée à l'occasion du cycle Esthétiques de l’usage, usages de l’esthétique, premier mouvement: l’artifice