«Between the two eyes in her head, the tongueless magical eye and the loquacious rational eye, was la rajadura»

Camille Back

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    Impression noire, 2,4 × 1,1 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.341

    1980

«Between the two eyes in her head, the tongueless magical eye and the loquacious rational eye, was la rajadura»[1]

Une nuit d’hiver, en 1980, alors qu’ils·elles vivaient ensemble au 948 Noe Street à San Francisco, Gloria Anzaldúa glisse une note sous la porte de Randy P. Conner et David Hatfield Sparks, demandant: «Y a-t-il une spiritualité queer?»[2]. Sa question et les discussions qui s’ensuivirent m’offrent une occasion de réinvestir l’outil théorique de la désidentification au regard d’autres concepts développés par Anzaldúa afin d’aborder—et d’honorer—deux aspects particulièrement négligés par les universitaires dans les travaux qui lui sont consacrés : son identification comme «queer» et la dimension spirituelle et ésotérique qui imprègne sa vie et ses écrits.

Définie par José Esteban Muñoz afin d’analyser les pratiques artistiques déployées par les queers de couleur aux États-Unis, la désidentification vise à décrire les stratégies de survie auxquelles les individus marginalisés ont recours afin de négocier leur identité et leur formation en tant que sujet dans une société dominante qui les marginalise ou nie leur existence. Selon ses propres mots, «la désidentification est une troisième voie permettant de se confronter à l’idéologie dominante, une voie qui ne choisit ni de s’assimiler au sein d’une telle structure ni de s’y opposer strictement; au contraire, la désidentification est une stratégie qui travaille sur et contre l’idéologie dominante. Au lieu de fléchir sous les pressions de l’idéologie dominante (identification, assimilation) ou de tenter d’échapper à sa sphère incontournable (contre-identification, utopisme), cette perspective consistant à “travailler sur et contre” est une stratégie qui cherche à transformer une logique culturelle de l’intérieur, s’efforçant de mettre en œuvre un changement culturel permanent tout en valorisant l’importance des luttes de résistance locales et quotidiennes»[3]. Dans l’introduction de Disidentifications, Muñoz reconnaît les contributions majeures d’Anzaldúa à sa propre théorie tout en soulignant sa marginalisation au sein des généalogies courantes des théories queers. Il nous encourage à considérer l’héritage de This Bridge Called My Back, l’anthologie éditée par Gloria Anzaldúa et Cherríe Moraga, qui constitue un exemple précieux de désidentification comme stratégie politique, en rupture avec les stratégies féministes précédentes, afin de prendre en compte les expériences des femmes de couleur qui doivent négocier de multiples antagonismes sociaux et de multiples appartenances et affinités:

«Je suis un pont balancé par le vent, un carrefour habité par les tourbillons. Gloria, la facilitatrice, Gloria, la médiatrice, chevauchant les murs entre les abîmes. “Ton allégeance va à La Raza, au mouvement chicano”, disent les membres de ma race. “Ton allégeance va aux racisé·e·s”, disent mes ami·e·s noir·e·s et asiatiques. “Ton allégeance va à ton genre, aux femmes”, disent les féministes. Puis, il y a mon allégeance au mouvement gay, à la révolution socialiste, au New Age, à la magie et à l’occulte. Et il y a mon affinité pour la littérature, pour le monde de l’artiste. Que suis-je? Une féministe lesbienne racisée aux tendances marxistes et mystiques. Ils me découperaient en petits morceaux et marqueraient chaque fragment avec une étiquette. […] Qui, moi, confuse? Ambivalente? Pas du tout. Ce sont vos étiquettes qui me divisent.»[4]     

L’une de mes propres expériences de désidentification a été fortement réactivée à l’occasion de mon premier échange par mail avec Randy P. Conner en avril 2018. Après m’avoir assuré qu’il pourrait partager des informations concernant l’effacement de la participation d’Anzaldúa à l’émergence des théories queers, il a ajouté: «Elle était BEAUCOUP PLUS que cela. Par exemple, il était IMPOSSIBLE de lui téléphoner pendant Star Trek ou X-Files, si ces séries te parlent. […] Alors… J’aimerais beaucoup m’entretenir avec toi, mais tu auras peut-être besoin de venir à Chicago.»[5] Son message a contribué à élucider un épisode important de ma propre formation, en tant que lesbienne et en tant que chercheuse, qui s’est négociée à travers Dana Scully, personnage de la série télévisée X-Files, agent du FBI travaillant sur des dossiers non classés, des affaires impliquant des phénomènes paranormaux, aux côtés de l’agent Fox Mulder avec qui elle entretient des rapports oscillant entre une puissante amitié et une relation amoureuse platonique. Bien qu’il soit probable que X-Files ait agi comme un site de désidentification très différent pour Anzaldúa, que révèle cette désidentification commune de nos rapports à la spiritualité, à l’ésotérisme, au mysticisme, au paranormal?

En mai 2018, je me suis rendue à Chicago avec ma compagne Celine Drouin Laroche, artiste plasticienne, où Randy P. Conner et David Hatfield Sparks nous ont accueillies pour quelques jours. À la question, brûlante, d’Anzaldúa, la Cassell’s Encyclopedia of Queer Myth, Symbol and Spirit, éditée par Randy P. Conner, David Hatfield Sparks et leur fille Mariya Sparks, constitue une tentative de réponse par l’affirmative qui met en lumière les éléments queers présents dans une grande variété de traditions spirituelles. Dans la préface, en plus de remettre en question les conceptions conventionnelles de ce qui constitue un savoir, Anzaldúa nous offre un aperçu des rôles que la spiritualité (ou ce qu’elle décrit comme un «mestizaje spirituel») a joués dans sa vie. Anzaldúa aspirait à une spiritualité qui puisse embrasser la dimension mestiza et la dimension queer de son identité. Mais en tant que mestiza et en tant que queer, sa spiritualité ne pouvait pas emprunter un chemin unique: il lui était nécessaire de tisser ensemble des croyances et des pratiques issues de plusieurs cultures et de diverses traditions spirituelles et ésotériques. Comme nous l’a confié Randy P. Conner, les croyances et les pratiques spirituelles d’Anzaldúa étaient éclectiques mais elle les abordait avec une rigueur similaire à celle qu’elle consacrait à ses études universitaires. Son métissage spirituel incluait la philosophie orientale, l’ésotérisme occidental (en particulier l’astrologie, le I-Ching et le tarot), le spiritisme et le développement psychique (visualisation à distance, voyage astral, rêves lucides), la religion diasporique yoruba et les orishas, des traditions indigènes mexicaines et d’autres technologies divinatoires, magiques et de guérison.

Si Anzaldúa a théorisé la façon dont elle négocie sa formation en tant que sujet à travers des sites d’identification multiples, parfois perçus comme contradictoires, afin d’embrasser une multiplicité de composantes identitaires et de rapports sociaux imbriqués, sa spiritualité repose sur un processus de désidentification similaire : nécessaire désidentification envers la foi patriarcale dans laquelle elle a été élevée et qui s’est elle-même construite sur la suppression des pratiques spirituelles indigènes méso-américaines, d’une part; envers la littérature ésotérique et celle, émergente, du mouvement New Age, hétérocentrée si ce n’est homophobe, d’autre part. Toutefois, ses pratiques spirituelles et ésotériques ont aussi contribué à nourrir sa conception du «queer», notamment à travers le concept de la facultad [6], une sorte de sens psychique ou de perceptions extra-sensorielles et de conscience aigüe que sont enclins à développer les sujets queers.

Chez Anzaldúa, les frontières sont liquides et les concepts s’écoulent les uns dans les autres. Les personnes queer—qui, en espagnol chicano, sont appelées de manière péjorative mita’ y mita’, en raison d’une croyance leur attribuant la capacité magique ou paranormale de changer de sexe tous les six mois—sont exposées, à l’image de la nouvelle mestiza («faite à moitié d’une chose, à moitié d’une autre») à de multiples mondes culturels et sociaux et confrontées au rapprochement de plusieurs cadres de références possédant leur cohérence propre mais habituellement incompatibles entre eux. Elles traversent et enjambent les frontières et développent l’habileté et la flexibilité nécessaires pour faire pont, nepantleras [7] ou médiatrices qui facilitent les passages entre les différents espaces auxquels elles appartiennent et qu’elles contribuent à transformer. En relisant Borderlands à la lumière des travaux de Muñoz, il me semble particulièrement intéressant d’appréhender la nouvelle mestiza, sujet transfrontalier qui opère sur le mode de la négociation, comme un sujet désidentifiant. Ne peut-on alors pas envisager l’espace de la frontière—les borderlands, la rajadura, les interstices—mais aussi l’espace du carrefour et du pont, espaces stratégiques et potentiellement transformateurs, comme les espaces privilégiés de la désidentification?

Je voudrais terminer en soulignant les dimensions pragmatiques et politiques du métissage spirituel d’Anzaldúa. À la fois mode de connaissance, ressource et technique de survie, sa spiritualité est ancrée dans un profond désir de transformation personnelle et sociale et lui a permis de résister aux diverses formes d’oppression dont elle a fait l’expérience, en l’aidant à développer un sens accru de sa propre agentivité. En 1980, découragée par les partis pris séparatistes et anti-spirituels des différents mouvements sociaux dans lesquels elle était impliquée, Anzaldúa fonde El Mundo Zurdo (Le monde gaucher), qui a commencé avec une série de lectures par des féministes, des personnes de couleur et des queers. Déterminée à allier des politiques radicales à une vision spirituelle anti-hégémonique—la gauche étant associée à la gauche politique et la main gauche à l’ésotérisme, à l’occulte et à la magie—, elle a cherché à faire émerger un nouvel «activisme spirituel», et là encore la désidentification entre en jeu. Invitation à dépasser les cadres oppositionnels binaires qui structurent nos formations identitaires et nos luttes sociales, l’activisme spirituel consiste à transformer nos conditions matérielles d’existence en ne répondant pas uniquement par la pratique traditionnelle de la spiritualité ni par les technologies de l’activisme politique mais par l’amalgame des deux afin de faciliter le développement de nouvelles tactiques de survie, de résistance et de transformation. Il est évident pour moi que la dimension spirituelle de l’œuvre d’Anzaldúa a contribué à l’effacement de sa participation à l’émergence des théories queers, les universitaires ayant tendance à écarter la spiritualité des discussions académiques et à stigmatiser les travaux qui l’abordent comme étant «essentialistes». C’est en partie ce qui nous a conduites, à notre retour, à réaliser un film, Something to do with the dark, et à développer des workshops autour de l’activisme spirituel dans des espaces non universitaires.

J’ai commencé cet essai en racontant comment le personnage de Dana Scully m’avait interpellée en tant que lesbienne et en tant que chercheuse. Revenons donc à Scully. Tout d’abord équipière imposée à Mulder par sa hiérarchie, dans le seul but de ralentir et de décrédibiliser ses recherches, elle se retrouve bientôt happée par la passion de son partenaire. Malgré une nature rationnelle et sceptique, elle met en doute les enseignements cartésiens qu’elle a assimilés au cours de ses études et de sa vie et devient peu à peu une alliée indéfectible. À mesure que j’écrivais, Scully m’est apparue comme un site de désidentification particulièrement productif à travers lequel se négocient mon identité de chercheuse et ma pratique de la recherche. De nombreuses personnes ont joué le rôle de Fox Mulder dans mon cheminement, à commencer par ma compagne, puis Randy P. Conner, David Hatfield Sparks et Anzaldúa elle-même, qui m’ont éveillée à la dimension spirituelle et ésotérique qui structurait sa vie quotidienne, son processus créatif, son activisme et ses théories. Faire de la recherche comme Scully enquête sur les affaires non classées a consisté à travailler sur des phénomènes inexpliqués, à la marge des préoccupations universitaires ou laissés sans suite—l’effacement des contributions d’Anzaldúa lors de l’émergence des théories queers. À faire preuve d’une volonté à habiter les marges. À interroger ma propre résistance et ma propre attirance, conflictuelles, envers la spiritualité et l’ésotérisme et à reconnaître, comme la nouvelle mestiza, comme Scully, à un certain moment, qu’«entre les deux yeux de [m]a tête, l’œil magique dépourvu de langue et l’œil rationnel loquace, était la rajadura, l’abîme qu’aucun pont ne pouvait enjamber»[8]. C’est là que réside la tâche des nepantleras, et la désidentification est l’un des précieux outils qui leur permettent de faire office de médiatrices.

 

Camille Back (2020)

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Sâr Dubnotal

Notes

[1] Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera: The New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books, 4e édition, 2012 [1987], p. 67: «Entre les deux yeux de sa tête, l’œil magique dépourvu de langue et l’œil rationnel loquace, était la rajadura [la fissure].» Toutes les traductions sont les miennes.

[2] «Is there a queer spirituality?»

[3] José Esteban Muñoz, Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999, p. 11—12: «Disidentification is the third mode of dealing with dominant ideology, one that neither opts to assimilate within such a structure nor strictly opposes it; rather, disidentification is a strategy that works on and against dominant ideology. Instead of buckling under the pressures of dominant ideology (identification, assimilation) or attempting to break free of its inescapable sphere (counteridentification, utopianism), this “working on and against” is a strategy that tries to transform a cultural logic from within, always laboring to enact permanent cultural change while at the same time valuing the importance of local or everyday struggles of resistance.»

[4] Gloria Anzaldúa, «La Prieta», This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, Cherríe Moraga & Gloria Anzaldúa (éds.), Albany, State University of New York Press, 4e édition, 2015 [1981], p. 205: «I am a wind-swayed bridge, a crossroads inhabited by whirlwinds. Gloria, the facilitator, Gloria, the mediator, straddling the walls between abysses. “Your allegiance is to La Raza, the Chicano movement,” say the members of my race. “Your allegiance is to the Third World,” say my Black and Asian friends. “Your allegiance is to your gender, to women,” say the feminists. Then there’s my allegiance to the Gay movement, to the socialist revolution, to the New Age, to magic and the occult. And there’s my affinity to literature, to the world of the artist. What am I? A third world lesbian feminist with Marxist and mystic leanings. They would chop me up into little fragments and tag each piece with a label. […] Who, me, confused? Ambivalent? Not so. Only your labels split me.»

[5] «She was SO MUCH MORE than this. For example, you NEVER phoned her during Star Trek or The X Files, if you are familiar with these shows. […]. So… I would like very much to talk with you, but you might need to visit Chicago.»

[6] Voir Anzaldúa, Borderlands/La Frontera, p. 60—61.

[7] Terme forgé par Anzaldúa à partir du nahuatl nepantla (littéralement «espace d’entre-deux»).

[8] Anzaldúa, Borderlands/La Frontera, p. 67: «Between the two eyes in her head, the tongueless magical eye and the loquacious rational eye, was la rajadura, the abyss that no bridge could span.»