Le raccourci spirituel (les sorts, ma grand-mère et la politique)

Clovis Maillet

  • U+1F453-017

    Lunettes

  • VERRES DE CONTACTS 👓 (6) 498.85.31

    Logotype

  • s.n. [M. et Mme Legros]

    Impression noire, 4 × 1,5 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.341

    1980

Ensorceler l’histoire de l’art

«Le soir même, je lui ai jeté un sort…», me disait un·e collègue militant·e queer et trans, qui avait été douloureusement critiqué·e par un historien de l’art cis-hétéro lors d’un colloque universitaire. «In the name of Ana Mendieta, I spell against the heteropatriarchy», psalmodiait en lançant des fleurs un étudiant de mon workshop aux Beaux-Arts d’Angers afin de guérir l’histoire de l’art[1].

Je voulais multiplier les exemples d’incantations féministes et queer, entendues parmi mes étudiant·e·s ou lues dans les livres de Starhawk que je voyais circuler dans leurs ateliers[2]. Mais en les écrivant, je me disais que j’exagérais l’usage des sorts comme revendication LGBTQI+, en raison de ma situation: je suis médiéviste et j’enseigne dans une école d’art, dans le domaine des études de genre et des études trans. Je réponds souvent à des interrogations liées à l’histoire LGBTQI+ sur la longue durée. J’explique que l’idée qu’on appelait faggots les homosexuels parce qu’ils servaient de petit bois sur les bûchers de sorcières n’a pas de fondement historique[3]. Je sais qu’en matière de sorcière, je dois évoquer davantage le Queer Pagan Camp[4] que des textes des inquisiteurs dominicains ou même du bocage de Jeanne Favret-Saada[5]. J’ai l’habitude de lire des textes en latin, ancien français ou toscan venant d’un monde radicalement différent du nôtre, dans lequel le grand partage entre nature et culture n’avait pas encore été fait, et où, face à des phénomènes extraordinaires, la question cruciale n’était pas d’y croire ou non, mais de savoir s’ils venaient de Dieu ou du diable. Je sais aussi qu’il y avait des hommes et des femmes accusé·e·s de sorcellerie au XVe siècle, et que la féminisation de ce crime n’advint que plus tard. De ce fait, les étudiant·e·s intéressé·e·s par les chevaliers, les eunuques byzantins, le carnaval et les sorcières du XVIe siècle me sollicitent, me donnant l’impression que ces questions sont au cœur des préoccupations de leur génération. Mes ami·e·s me disent que je crée l’objet de recherche que je crois observer[6].

J’y réfléchissais en allant chez mon épicier de quartier, qui avait allumé la radio. Entre deux paquets de farine, j’entendis une voix avec un bel accent espagnol expliquer que le monde devrait éradiquer les mentions de genre sur les papiers d’identité, et notamment, mais pas seulement, lors de la naissance d’enfants intersexes. J’acquiesçai mentalement et je tendis l’oreille. L’orateur enchaîna immédiatement sur les révélations qui lui avaient été faites par une chamane bolivienne, et les liens entre pensée queer et chamanisme. J’ai reconnu la voix de Paul B. Preciado. À mon retour, j’ai cherché l’émission en question sur mon moteur de recherche, et une annonce me proposa en réponse une formation au chamanisme pour seulement 87 euros («10 Modules + 12 Heures de Contenu + 1 Suivi Personnalisé. Vous Serez ainsi en Mesure de Mettre en Place des Rituels pour vous Relier aux Esprits.»)

Les diables de Loudun

Le fait que les personnes opprimées (notamment par le cishétéromasculinisme) puissent trouver des «raccourcis spirituels» pour lutter lorsque le pouvoir matériel leur manque est bien réel à l’heure où il est facile de se former à des pratiques recomposées à partir de traditions multiples.

Pourtant ma grand-mère (et les sociologues des religions) m’avait annoncé la mort du surnaturel. Les sociologues des religions parlent de sécularisation, ma grand-mère disait: «Oh, c’est ben vrai qu’il y a longtemps que j’y suis plus allée à la messe.» Dans ma petite ville du Poitou, on allait encore au catéchisme (lieu de mystères pour les personnes qui comme moi n’y allaient pas), mais ma grand-mère ne s’était pas émue de mon non-baptême. Et il y avait des guérisseuses, mais «de moins en moins», me disait-on. On connaissait bien la démonologie car cette ville s’appelle Loudun et a abrité le plus retentissant procès en démonologie du temps de Richelieu; ce dernier a fondé une ville du même nom à quelques lieues après l’élimination de la résistance loudunaise[7]. Mais c’était du passé. Il n’y avait pas même un monument, juste un pavé en forme de cœur là où Urbain Grandier, le prêtre marié dissident qui aurait ensorcelé les sœurs du couvent, avait fini en cendres. C’était ancien et on n’y croyait plus. Même ma voisine Monique—que j’allais voir et qui récitait des prières en soufflant sur ma verrue au doigt avec une épingle plantée dans un bouchon, tout en me recommandant d’aller faire pourrir des pois dans une fosse—n’y croyait pas. Elle n’avait pas lu Octave Mannoni, mais elle le faisait «quand même» tout en disant qu’elle n’y croyait pas.

«Il vaut mieux avoir rendez-vous avec les femmes qu’avec l’Apocalypse»[8]

En lisant Danièle Hervieu-Léger, j’avais appris que la perte de pouvoir des strong religions institutionnalisées dans les années 1960 n’avait pas donné lieu à une disparition des religions. Elle avait été vite rattrapée dans les années 1970 par un «désir d’utopie». Les light religions («minimalisme théologique»[9]) ont permis à chacun·e une combinatoire de pratiques empruntant au tarot, à l’astrologie, à la wicca, au christianisme, au bouddhisme et au yoga, sans pour autant renoncer aux prestations de services des religions institutionnalisées, comme le christianisme, le judaïsme et l’islam (pour les débuts et fin de vie, ou les unions matrimoniales).

Si Monique, ma voisine, avait été féministe, elle aurait pu devenir une sorcière puissante dans les années 1970 et m’aurait initié à des sorts new age et révolutionnaires. Mais rien de tout cela n’arriva à Loudun. Ce fut à New York, un soir d’Halloween 1968, que des féministes socialistes fondèrent le groupe W.I.T.C.H. (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell). Entre l'Italie et les Etats-Unis, Leopoldina Fortunati et Silvia Federici criaient avec les militantes de l’avortement «Tremblez, tremblez, les sorcières reviennent!»[10], et enquêtaient sur la coïncidence entre exclusion des femmes des ateliers d’artisans et chasse aux sorcières au XVIe siècle[11]. À Paris, Françoise d’Eaubonne, la militante féministe qui avait participé avec Guy Hocquenghem à la fondation du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), montait des actions pour défendre ce qu’elle appelait l’écoféminisme, et mobilisait des connaissances sur la chasse aux sorcières qu’elle dénommerait ensuite un «sexocide»[12]. Xavière Gauthier fonda encore en 1975 une revue féministe intitulée Sorcières. Les femmes vivent. La pensée écoféministe était philosophique, politique, mais aussi pratiquée par des femmes vivant en milieu rural, travaillant sur des «terres de femmes» sans s’appuyer nécessairement sur un bagage militant[13].

Je voulais enquêter sur ces sorcières féministes et comprendre pourquoi elles n’avaient jamais rencontré les guérisseuses de mon enfance. Je voulais comprendre pourquoi les historiens ne lisaient pas Silvia Federici. Mais je connaissais les critiques de mes collègues historiens médiévistes, qui riaient un peu de ce retour des sorcières, et étaient soucieux de faire l’histoire de la sorcellerie sans exclure les sorciers et l’histoire complexe de l’hérésie. Je comprenais aussi les critiques de mes camarades de lutte militant·e·s trans, parfois dérangé·e·s par l’essentialisme féminin des écoféministes se réclamant de la grande déesse, et du rapport des femmes à la terre nourricière. J’essayais d’y répondre en disant que les courants protéiformes de ces mouvements spirituels sont une étincelle pour susciter des nouvelles recherches et que l’important n’est pas tant de savoir qui croit à quoi que d’en mesurer l’efficacité politique.

«Une histoire queer qui n’apparaît pas dans les livres d’histoire»

La conversion spirituelle n’a jamais été seulement spirituelle. Elle est particulièrement riche de sens et d’émotion lorsqu’elle advient face à l’expérience indicible de la mort. Dans les années 1980, des décès survinrent en série au sein d’une catégorie de la population stigmatisée («le syllogisme homosexualité=sida=mort»[14]). L’expérience de la communion avec les mort·e·s pouvait être celle de la révolution contre le cishétérocentrisme. AA Bronson, membre du collectif artistique et amoureux General Idea en faisait le constat:

«Depuis mon enfance, j’ai un vif intérêt pour toutes les formes d’ésotérisme—la magie et le chamanisme bien sûr, mais aussi d’autre sortes de pratiques. Mon père était dans l’armée de l’air, alors nous déménagions dans une nouvelle ville tous les trois ans. J’épuisais la bibliothèque de chaque ville, dévorant tous les livres que je pouvais trouver sur le bouddhisme, l’hindouisme, l’occultisme, le chamanisme, les mythologies, sans oublier bien entendu ceux ayant trait à l’art et à l’architecture. J’ai toujours eu une affinité avec ces sujets et j’ai toujours senti que j’entretenais une relation spéciale avec la nature. […] Tandis que Felix et Jorge étaient mourants—beaucoup de gens mouraient à ce moment—j’ai commencé à m’initier au soin en Californie et j’ai compris qu’il me fallait désormais écouter mon intuition.»[15]

La tentation de la vie spirituelle et/ou religieuse a aussi existé dans le cadre du refus du mariage et des pressions à l’hétérosexualité. Michel Journiac disait avoir été poussé au séminaire en raison de son orientation sexuelle et, en quittant les ordres, il a importé dans l’art sa fine connaissance des pratiques rituelles[16]. Certaines expériences spirituelles se sont longtemps faites dans des communautés unisexes autour de la notion d’«amitié spirituelle», qui ont façonné l’histoire LG[17]. Les généalogies queers se construisent dans l’histoire des monastères comme chez les Marines. AA Bronson propose d’utiliser le chamanisme comme une méthode de communication avec des ancêtres amis:

«Il existe toute une histoire queer qui n’apparaît pas dans les livres d’histoire, par exemple l’histoire des sociétés exclusivement masculines—les explorateurs, les bûcherons, les trappeurs, les militaires, le clergé, même les pirates—ainsi que l’histoire des communautés créatives, etc.»[18]

L’histoire occulte et trouble du genre

Contrairement à AA Bronson, je n’ai jamais guéri personne. Si ma mère m’a dit être sourcière, aucun don ne s’est jamais présenté chez moi. Je n’ai jamais fait la moindre expérience ésotérique. J’ai cherché des traces de l’histoire en arpentant les couloirs de la bibliothèque vaticane à la recherche de manuscrits, parfois avec l’aide de prêtres, j’ai participé à des assemblées de quakers qui pratiquent le mysticisme de groupe égalitaire, j’ai suivi une séance de candomblé près de São Paulo où j’ai vu les esprits habiter les participant·e·s.

J’ai aussi beaucoup travaillé à repenser la pratique des femmes spirites, en guerre parfois contre le pouvoir des hommes, parfois contre l’inégalité sociale. À la fin du XIXe siècle, on pouvait rencontrer ces femmes étranges, non mariées ou divorcées, possédées par des esprits féminins comme masculins, tenant leur pouvoir et leur popularité de leur capacité à communiquer avec les esprits et les extra-terrestres. Hélène Smith/Élise Müller était une médium en vue qui avait suscité une expertise de Ferdinand de Saussure pour son écriture du sanscrit et du martien. Elle dessinait paysages et plantes martiennes, peignait des images d’une Palestine imaginaire[19]. Ces dessins furent commentés en 1900 par le psychologue Théodore Flournoy[20], mais Élise Müller lui tient grief de l’avoir présentée comme une vulgaire somnambule, en refusant de donner crédit à ses dons. Ce fut Mrs Jackson, riche mécène venue des États-Unis et passionnée de spiritisme, qui permit à Élise Müller, par une rente à vie, de continuer à exercer son art, en vivant solitaire et dédiée à ses visions, en rupture avec les hommes, comme Flournoy, et la science qui l’avait déçue.

Un sort d’amour contre la fin du monde

Mais comment penser l’effectivité de cette arme invisible brandie contre ceux qui ont la main sur les outils de pouvoir? Je ne sais si on va se soucier d’arrêter le massacre des personnes, des animaux, des écosystèmes en établissant des liens diplomatico-spirituels avec elles. Je ne sais pas ce que nous pouvons faire de la prédiction de Starhawk: «nous devons exiger que notre politique soit au service de la sexualité. Nous avons trop longtemps demandé à la sexualité de servir la politique.»[21]

Au XVe siècle, provoquer l’amour par des sorts était déjà un moyen d’exercer du pouvoir. Les hommes pouvaient s’en moquer, mais la répression n’était pas encore organisée. Je termine ces quelques pensées en vous donnant un sort d’amour pas si difficile à adapter:

«Belotte court talon dit à ce propos que si une femme met dans l’oreille de [la personne aimée] des plumes d’un chapon qui aurait mené de jeunes poussins, du poil de la patte droite de son chien et du poil du bout de la queue de son chat, [elle] restera toujours amoureu[se] d’elle.»[22]

 

Clovis Maillet (2020)

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Sâr Dubnotal

Notes

[1] Performance de Benoît Le Boulicaut dans le cadre d’un festival co-organisé avec les artistes Grace Ndiritu et Natsuko Uchino, au Château de Montsoreau—Musée d’art contemporain, 2019.

[2] Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique [Dreaming the Dark. Magic, Sex and Politics, 1982], Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003, republié en 2019 par Cambourakis, avec une préface d’Émilie Hache, dans la collection «Sorcières».

[3] C’est une étymologie fictive proposée dans un livre passionnant mais émaillé d’erreurs historiques: Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive [Caliban and the Witch, 2003], Marseille/Genève—Paris, Senonevero/Entremonde, 2014. D’après l’Oxford English Dictionary, faggot peut signifier hérétique en anglais du XVIe siècle, être un reproche pour enfant désobéissant au XIXe siècle, et apparaît pour désigner des homosexuels en 1913 seulement aux États-Unis.

[4] Chaque année depuis 1998, voir https://www.queerpagancamp.org/

[5] Jeanne Favret-Saada, Les mots, la Mort, les Sorts, La sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1977.

[6] Je remercie Pierre-Olivier Dittmar (EHESS), pour nos intenses discussions sur le sujet, ainsi que l’École de la Terre à la ferme du Goutailloux (Tarnac) qui avait organisé le programme «Désarchiver le passé» à l’été 2019.

[7] Pour en savoir plus, voir Michel Carmona, Les Diables de Loudun, Paris, Fayard, 1988.

[8] Françoise d’Eaubonne, Écologie et Féminisme, révolution ou mutation ? [Éditions ATP, 1978], Paris, Libre & Solidaire, 2018, p. 177.

[9] Danièle Léger et Bernard Hervieu, Le Retour à la nature: «Au fond de la forêt... l’État» [Seuil, 1979], Paris, L’Aube, 2005 et Danièle Hervieu-Léger, La Religion en miettes ou la question des sectes, Paris, Calmann-Lévy, 2001.

[10] «Tremate, tremate, le streghe son tornate!», cité par Silvia Federici in «Accumulation primitive et chasses aux sorcières: histoires et actualité», interview de Silvia Federici par Anna Colin, dans Anna Colin (dir.), Sorcières, pourchassées, assumées, puissantes, queer, Paris/Montreuil, B42/Maison Populaire, 2013, p. 42.

[11] Elles publièrent Il Grande Calibano: storia del corpo sociale ribelle nella prima fase del capitale (Milan, Franco Angeli, 1984), suivi, par Federici seule, de Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive [2004], op. cit.

[12] Voir Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, Paris, Horay, 1974, Écologie et Féminisme, op.cit., Le Sexocide des sorcières, Paris, L’Esprit frappeur, 1999.

[13] Marlène Benquet, Geneviève Pruvost, «Pratiques écoféministes: corps, savoirs et mobilisations», in Travail, Genre et Sociétés, 2019/2 (no 42), p. 23—28.

[14] La «mort en sida» était cette expérience commune aux vivant·e·s et aux mort·e·s dans les années 1980, selon l’expression d’Élisabeth Lebovici, Ce que le Sida m’a fait : art et activisme à la fin du xxe siècle, Zurich, JRP-Ringier, 2017, p. 12.

[15] AA Bronson, «Une communauté des vivants et des morts, AA Bronson en conversation avec Vincent Simon», dans Anna Colin (dir.), Sorcières, op.cit., p. 150.

[16] Michel Journiac, Écrits, Paris, ENSBA, 2013, p. 24. Sur les projets politiques parfois inaboutis ou empêchés de Michel Journiac, voir aussi Antoine Idier, Pureté et impureté de l’art. Michel Journiac et le sida, Aurillac, Sombres Torrents, 2019.

[17] Pour plus d’éléments sur le sujet, voir Daniel Boquet, «L’amitié comme problème au Moyen Âge», in Damien Boquet, Blaise Dufal, Pauline Labey (dir.), Une histoire au présent. Les historiens et Michel Foucault, Paris, CNRS éditions, 2013, p. 59—81.

[18] AA Bronson, art. cit., p. 154.

[19] Ses dessins ont été récemment présentés dans Esprit es-tu là? Les peintres et les voix de l’au-delà, Paris/Lille, Culturesespaces, Musée Maillol, LaM, 2020.

[20] Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Genève et Paris, 1900.

[21] Starhawk, op. cit., p. 202.

[22] J’ai neutralisé le genre de la personne ensorcelée. Les Évangiles des quenouilles, cinquième journée, premier chapitre, trad. Jacques Lacarrière, Paris, Imago, 1987.