Péladan et moi

Damien Delille

  • U+1F913-000

    Visage à lunettes

  • 🤓

    Logotype

  • s.n. [Brétigny-Optique]

    Impression noire, 2,9 × 3,4 cm

  • Brétigny Aujourd'hui, №169, p. 2

    11.2001

Cher Joséphin,

Que n’a-t-on pas écrit sur ton compte? Imposteur, dégénéré, pédéraste, misogyne, opportuniste!

Tu as tenté d’usurper l’héritage spirituel de l’écrivain dandy Jules Barbey d’Aurevilly, qui adouba ton premier roman, Le Vice suprême, en 1884. La guerre littéraire des Deux Roses qui vit s’affronter deux clans de l’ésotérisme parisien, à la mort du grand connétable des lettres, t’a donné tort[1]. Elle a lancé ta carrière de polémiste et ton emblème à jamais piquant: la rose!

Tu t’es retrouvé aux côtés des grands noms de la Décadence, Baudelaire, Gautier et Wagner en tête, sur les bancs des accusés du journaliste allemand Max Nordau en 1892. Son pamphlet Dégénérescence a fait de toi un détraqué sexuel, obsédé par l’androgyne inverti. Que de publicités, qui te permirent de poursuivre tes conférences wagnériennes à Bayreuth!

Tu fus soupçonné d’homosexualité par la reine de Roumanie, cette chère écrivaine Carmen Sylva qui fit renvoyer tes livres indécents. Dans une lettre adressée à ton ami suisse William Ritter en 1889, tu te moques de cette allégation et explique aller «de l’avant, dandyment»[2]. Ton royaume est vierge de toute tentation charnelle, rempli des nuages de l’éternel.

Tu fis publier, dans ton catalogue de 1894, cette «loi magique» qui restreint l’accès des femmes à ton salon rosicrucien[3]. Pas très fair-play ni féministe, cette vision artistique! Et pourtant, que d’amitiés féminines: Judith Gautier, la fille de, Clémence Couve, traductrice des écrits préraphaélites de Dante Gabriel Rossetti, Louise Abbéma, peintresse oubliée. Toutes ces «sœurs» à qui tu adresses un amour platonique dans tes lettres et cette mystérieuse tribu lesbienne de l’œillet blanc qui inspire ton livre La Gynandre (1891), pourquoi les avoir trahies?

La plupart des commentateurs rappellent la misogynie fin-de-siècle qui était partagée par d’autres artistes et écrivains, angoissés par la montée du féminisme ambiant[4]. Il faut aussi y voir une stratégie artistique: l’éclectisme en art régnait dans les salons, plus de jurys pour contrôler l’afflux massif d’œuvres à exposer et à vendre. Tu te prêtes à imaginer que ton salon puisse remplacer celui, officiel, qui vient d’éclater en deux factions rivales en 1890. Cette troisième voie ressemble à ton projet d’atteindre l’idéal par les voies de la neutralité sacrée, avec la création de l’Association de l’ordre du temple de la Rose-Croix en 1891. Loin des salons indépendants issus des rangs réalistes et impressionnistes, loin des milieux marchands des galeries d’art que tu conspues, c’est bien le domaine mercantile et bourgeois qui est visé. Ce sont les femmes qui trinqueront! Nombre d’entre elles exposeront quand même à ton salon sous pseudos, en adéquation avec cette époque des masques et des identités cachées.

Tu fus taxé d’opportuniste de l’art: six salons, de 1892 à 1897, plusieurs polémiques et de nombreuses inimitiés d’artistes. William Ritter, à qui l’on aimait se confesser, recueillera les impressions d’Antoine de La Rochefoucauld, ton mécène des premiers temps: «Mr Péladan servait d’épouvantail en éloignant des artistes de grande valeur tels que Puvis de Chavannes, Dagnan-Bouveret, Gustave Moreau, Odilon Redon, Olivier Merson, Boecklin, Fantin-Latour, James Tissot, et bien d’autres encore! Mais j’étais personnellement engagé, et j’allais tête baissée.»[5] Omniprésent à l’exposition, sur les murs avec tes portraits, et dans la presse avec tes caricatures, tu te méfies progressivement des peintres et te lasses de cette aventure rosicrucienne, alors qu’un aréopage de jeunes artistes symbolistes rejoint le cortège idéaliste.

Dès lors, pourquoi s’intéresser à toi? Pourquoi tant d’espace et de temps consacrés à ta posture dandy, idéaliste, hors norme, au bas mot, folle, au sens foucaldien du terme?

 

Inévitablement, plusieurs raisons m’obligent à muscler mon discours scientifique, pour mieux me révéler à toi et te placer en contre-modèle d’un art résolument moderne.

Il y a d’abord ton phrasé truculent et tes amphigouris, cette «maladie du lyrisme» comme aime à la décrire Christophe Beaufils, ton meilleur biographe, qui cite tes envolées magiques: «La poussière des trônes a peuplé le désert de simouns charriant des sceptres concassés… Que je sois visité par les idées sublimes, accueilli par la cause et servi par l’éther.»[6]

Il y a ensuite la dynamique artistique que tu insuffles comme commissaire d’exposition avant la lettre, prêt à défendre des moments sacrés de l’art idéal au cœur des voix dissonantes du symbolisme[7].

Il y a aussi ce tropisme fin-de-siècle volontiers gouailleur et loufoque, moqueur et farfelu, poseur et irrésolu du rire incohérent dont tu deviens la victime à l’insu de ton plein gré[8]. C’est de ce contexte que naissent l’irrationnel Dada, le nihilisme de Duchamp et la folie surréaliste. Comment situer ta posture au sein de cet échiquier complexe de l’histoire de l’art, toi aux idées artistiques si conservatrices, toi qui ne comprends ni le fauvisme tonitruant, ni le cubisme primitif et cérébral, encore moins l’épopée dans laquelle s’engagent les artistes de l’abstraction, à l’orée de la Grande Guerre. Tu n’auras d’yeux que pour Léonard l’alchimiste hermétique, un autre de tes doubles dont tu publies très tôt en français les fameux carnets, avant d’être condamné pour plagiat de la version originale en italien[9]. Quelle débandade!

Il y a surtout ta passion pour l’androgyne, un idéal impossible auquel je consacrai quelques études aux conclusions souvent paradoxales. Je te voyais en initiateur de la contestation des normes de genre qui se développe au passage du XXe siècle, une conception proto-queer de l’art qui dépasse les identifications figuratives du masculin et du féminin. Dans la première revue homosexuelle française Akademos parue en 1909, tu défendais un idéal qui dépasse les normes hétérosexuelles:

Précisément à l’heure où le caractère visible disparaît, l’âme, jusque-là masculine ou féminine, commence à se dualiser, elle devient le théâtre d’impressions contradictoires. Ses attractions parfois semblent vicieuses. Ici s’ouvre une parenthèse assez grave de conséquences. L’âme d’un être n’est pas forcément du même sexe que son corps: je ne dis point qu’elle soit de l’autre. Son instinct et sa sensibilité ne s’émeuvent pas en conformité avec leur organisme; et cet instinct composite et cette sensibilité disparate constituent une personnalité́ hors catégorie, et exactement un troisième sexe[10].

Ta théorie sexuelle m’a longtemps taraudé. Pétrie d’écrits ésotériques ayant initié la séparation possible entre corps et âme, sexe et genre, elle résout l’équation impossible des sexes opposés que l’on retrouve dans le corps hermaphrodite ausculté à la même période, à la Salpêtrière, où Jean-Martin Charcot travaillait. Ta vision prend la forme d’une résilience face aux changements d’époque: la femme autonome n’a plus besoin de l’homme pour vivre et créer; le héros fissuré se dédouble en de multiples personnages fictifs qui lui permettent de revivre avec mélancolie l’objet du désir perdu. Malaise dans la civilisation masculine! Le féminin devient pour toi une obsession littéraire et théâtrale: source de création à modéliser et réinvention de soi à incarner. Tes capes de velours brochés, escarpins vernis, dentelles et jabots foisonnants, chapeaux à plumes et autres oripeaux parfumés n’ont servi qu’à célébrer le féminin, objet manquant car perdu. Ces artifices et ces masques t’ont permis d’incarner l’idéal désiré sur scène et dans la vie, de manière performative.

Tes écrits tournent autour de ce basculement esthétique: l’androgyne est la voie médiane qui suspend la perte irrémédiable de l’éternel féminin, et qui conduit aux formes abstraites de l’art et de la sexualité. Le drame bourgeois d’union des sexes opposés peut enfin disparaître. L’artiste s’invente lui-même en célibataire androgyne de l’art. Kandinsky louera ces principes magiques dans Du spirituel dans l’art: «Il n’est pas seulement “Roi”—comme le nommait le Sâr Péladan—par la grande puissance dont il dispose, mais également par l’importance de sa tâche.»[11] Tes postures rejouent cet idéal impossible: la caricature et le portrait-charge n’auront nulle part ailleurs capté ces désespérante éloquence et absurde gestuelle qui font de toi un être camp, avant la lettre, comme le définissait Susan Sontag. «Le “Camp” est fondamentalement ennemi du naturel, porté vers l’artifice et vers l’exagération. Et le ‘‘Camp’’ est ésotérique—une sorte de langage codé, voire de coupe-fil personnel, parmi de petites cliques civilisées.»[12]

Plus que quiconque, tu auras suspendu mes certitudes et permis d’initier d’autres voies possibles dans les méandres invisibles de l’histoire de l’art.

Je repense à cette série d’œuvres cubistes que Duchamp produisit vers 1910, autour de parties d’échecs érotiques, dans un style cubiste atteignant une forme d’abstraction mécanique. À mesure que les artistes établissent des processus de création inédits, de même que les joueur·se·s d’échec échafaudent des stratégies de jeu complexes, les historien·ne·s de l’art ont besoin de paradigmes nouveaux pour modéliser ces constructions pratiques et mentales souvent paradoxales.

As-tu été artiste ou ariste, cher Joséphin?[13] Les définitions sont mouvantes au début du XXe siècle. Ayant officié en écrivain et en critique d’art, tu me fais penser, avec tes postures, aux performances de L’Idiotie, décrites par Jean-Yves Jouannais[14]. Avec toi, en revanche, l’artiste est le promoteur d’une catastrophe involontaire dont il crée les conditions d’existence idéales. Il n’est pas d’avant ou d’arrière-garde, il est hors garde. Ni incohérent, ni idiot, Joséphin, tu es une folle de l’art! Comme le décrivent Jean-Yves Le Talec ou Patrick Cardon, la «follie» correspond à cette part débordante et incontrôlée de la féminité que le masculin dominant refuse de considérer, tente de repousser ou de sublimer[15]. C’est l’irrationnel féminin, la sorcière envoyée au bûcher ou l’hystérique enfermée au cachot de l’hôpital, bonne à plaire à Charcot ou Freud, prête à jouer à l’insaisissable et à l’ingénue, au bon plaisir des hommes.

Hystérie de l’exagération sérieuse, intelligence du savoir plagié, sublimations (homo)sexuelles à demi-mot assumées. Enfanté par les anges, Joséphin, tu aimes jaculer de ta folie avec nous!

Je repense à ton rôle de passeur-mage des idées artistiques. Tu transformes volontiers Puvis de Chavannes en héritier spirituel de l’ésotérisme rosicrucien, titre dont lui-même se défaussera. D’autres fulgurances esthétiques viendront marquer la compréhension historique du symbolisme. Tes réflexions résonnent comme autant de signes d’une modernité contrariée par les forces souterraines de l’irrationalité sacrée, et dont tu fus le promoteur. Dans son récent ouvrage sur le Bauhaus, Elizabeth Otto évoque cette forme de «queer hauntology»[16] de l’école allemande, trop longtemps associée à la rationalité moderne et peu envisagée dans ses rapports avec les subjectivités surnaturelles queer. D’autres expressions de genre non normatives prennent vie à travers les traces photographiques d’un portrait de Marcel Breuer en jeune fille au magnolia, d’une image d’architecture par transparence de Judit Kárász ou une autre de Paul Klee en bouddha mage. Tu aurais probablement aimé ce genre de chose.

Je repense enfin à ton regard goguenard capturé par la lumière photographique, lorsque tu faisais tes pitreries nocturnes de mage portant l’habit de héros fantoche[17]. Tes stratégies artistiques ont tour à tour été dévoilées et pourtant, tu persistas jusqu’à ce mois de juin 1918 où tu mourus d’intoxication alimentaire, suite à une dégustation de crustacés chez Prunier, nous dit Beaufils[18]. Ce dernier cite ta nécrologie signée Guillaume Apollinaire: «Ce mage de l’esthétisme, cet amant des Arts morts, ce héraut d’une décadence hypothétique restera une figure singulière, magique et religieuse, un peu effacée, un peu ridicule, mais d’un grand attrait et d’une infinie délicatesse, un lys d’or à la main.»[19] Héros d’une époque emportée par la Grande Guerre, tu restes cette énigme de papier dont tu constituas, vaillamment, chacune des pages.

Ce n’est qu’un au-revoir, je reviendrai, comme le chantait Jeane Manson.  

Dandyment vôtre.

Damien Delille
 

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Sâr Dubnotal (2020).

Notes

[1] Joséphin Péladan, Études passionnelles de décadence: Le Vice suprême, préface de Jules Barbey d’Aurevilly, frontispice de Félicien Rops, Paris, Librairie des auteurs modernes, 1884. Voir, sur cet épisode, Christophe Beaufils, Joséphin Péladan 1858-1918. Essai sur une maladie du lyrisme, Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 171-175.

[2] Lettre de Péladan à Ritter, 30 décembre 1889, Fonds William Ritter, Berne, Suisse.

[3] Joséphin Péladan, Catalogue du Salon de la Rose † Croix: Geste esthétique, Paris, Librairie Nilsson, 1894, p. 28.

[4] Voir notamment l’ouvrage aux relents misogynes de Joséphin Péladan Amphithéâtre des sciences mortes. Comment on devient fée. Érotique, Paris, Chamuel, A. Messein, 1892-1911. Comme le souligne sa seconde épouse, «Péladan aimait les femmes, bien qu’il affectât de les mépriser, mais ce qu’il a écrit ne s’adresse point à elles», cité dans Christophe Beaufils, op. cit., p. 262.

[5] Lettre d’Antoine de La Rochefoucauld à Ritter, 22 mai 1892, Fonds William Ritter, Berne, Suisse.

[6] Christophe Beaufils, op. cit., p. 150.

[7] Sur ce contexte, voir notamment Rodolphe Rapetti, Le Symbolisme, Paris, Flammarion, 2007; Michael Marlais, Conservative Echoes in Fin-de-Siècle Parisian Art Criticism, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 1992 et Michelle Facos, Symbolist Art in Context, Berkeley, University of California Press, 2009.

[8] Voir Daniel Grojnowski et Denys Riout, Les Arts incohérents et le Rire dans les arts plastiques, Paris, Corti, 2015.

[9] Joséphin Péladan, La Dernière Leçon de Léonard de Vinci à son Académie de Milan, 1499, précédée d'une étude sur le Maître, Paris, E. Sansot, 1904. Voir Christophe Beaufils, op. cit., p. 414-415.

[10] Joséphin Péladan, «Théorie amoureuse de l’androgyne. II. Le sexe de l’âme», Akademos, juillet 1909, no 7, p. 236.

[11] Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, Paris, Denoël, 1989, p. 202-203.

[12] Susan Sontag, «Le style “Camp”», in L’œuvre parle, Paris, Le Seuil, 1968, p. 307.

[13] Voir Joséphin Péladan, Amphithéâtre des sciences mortes. III. Comment on devient artiste. Esthétique, Paris, Chamuel, A. Messein, 1892-1911.

[14] Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie: Art, Vie, Politique – Méthode, Paris, Beaux-Arts Magazine, 2003

[15] Voir Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte, 2008 et les activités de Patrick Cardon qui crée en 1979 à Aix-en-Provence l’association MFL (Mouvance Folle Lesbienne).

[16] Elizabeth Otto, Haunted Bauhaus. Occult Spirituality, Gender Fluidity, Queer Identities, and Radical Politics, Cambridge, MIT Press, 2019, p. 9.

[17] Voir Fonds Joséphin Péladan, Manuscrits papiers, Ms 13412, folio 64, Bibliothèque de l’Arsenal, Bibliothèque Nationale de France.

[18] Christophe Beaufils, op. cit., p. 437.

[19] Guillaume Apollinaire, «Échos. Mort de Joséphin Péladan», Le Mercure de France, tome 128, no 482, 16 juillet 1918, p. 373, cité p. 438.