Florilège

Nils Alix-Tabeling

  • U+1F453-009

    Lunettes

  • SCAZZOLA PICAULT 👓👤 OPTICIENS DIPLOMES • Lentilles Cornéennes

    Logotype

  • s.n. [Scazzola Picault]

    Impression noire, 3 × 2,4 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.339

    1980

«Passion Flora, Passiflora Incarnata

Passiflore Incarnée, roue de la fortune.

Roue de la Fortune ; Passiflore Incarnée.

Passiflore Incarnée, Printemps été, Automne Hiver

Camomille»

 

Le soleil qui passe, le cœur qui bat et la cellule qui explose,
un conte à trois horloges.

Sur scène, des couches de latex rose et vert forment un tapis, deux chaises pliables de jardin se font face. Vides. Derrière, au mur, sont accrochées deux boîtes en bois contenant les tuniques de plantes médicinales résiduelles de la performance précédente. Entre les manches des tuniques sont placés deux masques en cire des performeur·euse·s précédent·e·s.

Une piste sonore commence à être diffusée, un bruit blanc de chants de cigales, de serpents et d’oiseaux. Peu après, deux acteur·trice·s entrent en scène portant un seau d’eau chaude dans lequel auront mariné deux tuniques en soie contenant des plantes médicinales. Iels portent chacun·e des collants effet nude, qui garderont leurs jambes au chaud, et un tutu tombant en tulle et en mousseline de soie. Leurs corps entiers sont recouverts d’une couche épaisse d’argile blanche.
Iels déposent au sol le sceau, y prennent les tuniques de soie aux poches d’onguents, les essorent, et s’habillent l’un·e l’autre, ajustant les rubans pour que les tuniques soient fermement maintenues contre leur peau. (Torse, puis bras, puis poignets, et finalement masque oculaire aux fleurs d’arnica, de bleuet et de camomille). Les tuniques agissent comme des cataplasmes aux herbes, et, et à force d’être soigneusement essorées puis portées, elles remplissent la pièce d’une intense odeur de lavande, de camomille, de thym et de romarin, etc.

Iels s’assoient, ajustent leurs masques et commencent à lire chacun·e leur tour, en s’accordant l’un·e à l’autre, prenant à chaque fois un temps pour remonter leurs masques lorsqu’iels doivent lire, et le redescendant lorsqu’iels écoutent.

 

Acteur·trice 1

Je me promenais par une journée extrêmement chaude dans les calanques près de Marseille.
Le paysage rocheux était blanchi par sa constante surexposition au soleil.
De minces fentes avaient été sculptées dans le sable et les galets multicolores par le pas constant des passants en quête d’une baignade rafraîchissante.
Mes jambes nues étaient égratignées par les nombreux buissons épineux qui poussaient autour des chemins, et qui par leurs branches essayaient activement de se réapproprier les ouvertures étroites gravées dans leur paysage par l’humanité. Chaque égratignure, chaque goutte de sang sur mes chevilles, me semblait être un appel.

Les odeurs puissantes expulsées par la myriade de formes de vie végétales, grasses et huileuses qui m’entouraient me montaient à la tête.
Chaque plante affichait des assemblages magnifiques et complexes de feuilles pointues et de branches apparemment séchées, couronnées de minuscules fleurs se battant côte à côte comme des chevaliers en armures d’épines pour protéger l’humidité précieuse contenue dans leur corps de la violente brillance du soleil, tout en attirant vers elles une invisible mais bruyante foule spectatrice d’insectes.
J’ai eu honte de mon incapacité à les reconnaître, à les nommer.
Chaque plante semblait avoir construit un système délicat d’essences que je savais être le reflet de mon propre corps. Je me suis retrouvé·e à marcher parmi une salle au trésor remplie de médicaments, de colorants et de parfums précieux, sans pouvoir en apprécier quoi que soit, aveugle à leurs appels.
Elles parlaient ensemble un langage d’huiles essentielles que je réalisais devoir comprendre.

Acteur·trice 2

Afin d’exister, un organisme vivant doit d’abord définir un intérieur d’un extérieur. Des gouttes huileuses flottant dans une mer salée gagnent la capacité à se contenir, et peuvent ainsi former la conscience de soi primordiale nécessaire pour se considérer vivantes, elles créèrent ainsi les premiers corps microscopiques qui deviendront plus tard parents de tous les animaux et végétaux.

Acteur·trice 1

Fasciné·e par la vue du maquis, et mortifié·e par l’abîme qui, je le réalisais seulement maintenant, existait entre moi et le paysage, je descendis vers la mer en fixant du regard mes pieds, surpris·e uniquement par le bruit des serpents de pétrole qui en m’entendant s’enfuyaient brusquement, comme embarrassés et gênés par ma présence. Puis, enfin arrivé·e en bas des calanques, je me suis jeté·e dans la mer pour laver le sang sec sur mes jambes. Et c’est en m’allongeant sur la roche sous le soleil que je me suis senti·e brasser un nouveau parfum, un macérat huileux à base de graisses corporelles, de sel de mer, et de sueur, semblable à celui que je pouvais sentir sur d’autres corps nus alanguis autour de moi, les yeux clos. Nos odeurs jointes activaient mon sang et accéléraient mon cœur.

Acteur·trice 2

Si l’expérience du temps des animaux est définie par la vitesse de leurs battements de cœur, la nôtre, puisque nous sommes des animaux relativement larges, est relative et lente. Perturbée seulement par une vague conscience du passage des saisons. Cette expérience plutôt paisible du temps qui passe de notre espèce n’est perturbée que lors des rares moments où nous rencontrons nos reflets dans des miroirs, ces objets qui viennent nous rappeler pendant ces courts épisodes d’auto-contemplation que notre peau se fissure, se détend, et c’est donc pendant un instant seulement que nous remarquons que nous vieillissons comme un organisme singulier.

Acteur·trice 1

Mais nos corps sont en réalité une stratification complexe de membranes poreuses.
Nos cellules en crue déversent des substances caustiques, nommées d’après les nombreuses itérations de la pourriture. Ces formes de vie palpitantes suivent chacune une horloge interne où les cycles de renaissance se déroulent à un rythme que nous, grands animaux, ne pouvons pas suivre, il est comme invisible et inaudible. Un battement de cœur sera toujours plus lent que les infinies explosions des micro-organismes qui composent ensemble le corps lourd qui les contient.

Et puisque les cellules et les bactéries qui nous composent existent dans un royaume beaucoup plus rapide que le nôtre, entre chaque battement de cœur, de nombreux cycles de vie et de mort peuvent avoir lieu. Nous sommes aveugles aux nombreuses guerres cannibales qui se déroulent à l’intérieur de nos corps, et à tous leurs monuments commémoratifs qui sont érigés sous la forme d’amas de restes de matériel génétique flottants, qui seront à leur tour digérés, ruminés, dans les eaux saumâtres qui emplissent nos corps.


Acteur·trice 1 baisse son masque après avoir fini de lire. Acteur·trice 2 remonte le sien, puis commence à déclamer son texte. Acteur·trice 1 se tourne vers le public et prétend regarder à travers son masque.
 

Acteur·trice 2

Ici, nous souhaitons maintenant nous rendre plus conscient·e·s du passage du temps, nous souhaitons percer à travers nos peaux et ressentir l’attraction de nos fluides intérieurs induite chaque mois par la lune. Voir l’obscurité de nos tripes faire écho à l’ombre opaque d’une lune noire, ou la lueur sinistre de la pleine lune scintillant sur la membrane humide d’argile blanche qui recouvre maintenant nos corps, celle-ci agit comme une éponge tiède forçant nos pores à s’ouvrir. Béants, ils sont avides d’herbes et de plantes.


Acteur·trice 1

Une frénésie de vie organique prend place à l’intérieur de nous, chacun de nos organes agissant comme un amalgame charnu d’informations atteignant le monde. Nos peaux, comme dernières bornes avant le vide vécu, sont une couche finie et mince de résistance, nos cellules s’assemblent épaule contre épaule comme une armée pour ressentir et saisir l’immensité du monde.
Nous sommes deux récipients étroitement tissés à peine capables de contenir les pulsations précipitées de nos chairs qui se jettent vers l’extérieur. Chacun de nos poils et de nos cheveux agit maintenant comme une tour de guet, où des informations circulent de haut en bas, le long d’étroits tunnels comme des escaliers en colimaçon qui plongent profondément vers nos systèmes nerveux. Ainsi, la peau est l’organe qui nous donne une conscience de soi, elle projette lentement les liquides odorants qui se rassemblent par vagues ; les restes putrides et invisibles de ce qui était nous, constamment entraînés par des marées intérieures de liquides blancs gélifiés et opaques. Les poils, au garde-à-vous, tremblent sous l’impulsion du vent et observent le marécage salé et humide où une faune de bactéries et d’acariens ruminent lentement des cellules mortes aux joints ballants. Des ruisseaux de fluides nauséabonds y coulent. Ils se nomment putrescine, cadavérine, spermine, spermidine. Leurs liquides composent le langage muet des résidus de la vie organique, ils sont émis à parts égales par les cellules et les bactéries, les plantes comme les animaux qui s’en nourrissent le parlent couramment. Et le parler provoque la mort ou propage la vie. Les plantes carnivores, habituées des marécages, utilisent un vocabulaire de putrescine pour recréer l’odeur fétide de la chair animale en décomposition.

Acteur·trice 2

Dehors et indifférent à notre présence, dans l’obscurité, le monde végétal se développe chaque jour qui passe. Les plantes, absorbant l’humidité de leur environnement, se couvrent de perles d’eau reflétant la pâle lumière lunaire. Chacune de ses gouttes absorbe à son tour le jour et la chaleur influente du soleil. Et sous son effet, elle se métamorphose lentement, jour après jour, en de moites traces de cristal tièdes. Elle durcit les sels et les essences recueillis lors des caresses sensuelles des feuilles et des pétales induites par les vents. Ses cristaux donnent corps aux variétés de sucs et d’hormones qui sont la langue parlée par les herbes, les insectes, leurs œufs et les roches. Cette langue fait écho à la nôtre. Ils confluent avec nous tandis que nous tendons vers eux.
 

Le volume de la piste sonore diminue pour le dernier couplet.


Acteur·trice 1

L’aubépine guérit les peines d’amour.

La passiflore calme notre cœur, en régulant son rythme, et ce faisant apaise les esprits lourds.

La consoude soude et consolide nos os, tandis que le plantain guérit nos peaux des marques de stress et des morsures d’insectes.

La lavande détend nos muscles et nos orifices, elle nous pénètre si profondément qu’elle tait l’anxiété.

La camomille appliquée sur les yeux calme les douleurs oculaires induites par le soleil, l’alcool, et les choses tristes que l’on est obligé·e de regarder.

Ainsi, nous parlons maintenant la même langue de putrescine, de cadavérine, un langage d’huiles essentielles, animal et végétal, commun à tous les êtres vivants.
 

Le volume de la piste sonore augmente pendant quelques secondes, les acteur·trice·s ont baissé leurs masques et se font face. On entend une nouvelle piste sonore faite du bruit de la pluie, iels remontent leurs masques, se lèvent et vont s’asseoir au sol entre les deux coffrets accrochés au mur. Les acteur·trice·s attrapent les manches des tuniques usagées qui pendent des boîtes, se prennent la main et écoutent le bruit de la pluie, dont le volume augmente, les yeux clos. La musique s’éteint, iels se lèvent, marchent hors champ, reviennent saluer et remercier le public : c’est la fin, ils partent, entraînant avec iels les odeurs des calanques.


Nils Alix-Tabeling (2019)

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Sâr Dubnotal.

Traduit de l'anglais par Nils Alix-Tabeling.
 

Florilège, sculpture et performance pour deux acteur·trice·s, approximativement 15 minutes. Costumes en soie contenant des onguents médicinaux à base de plantes macérées et d’argile blanche (lavande, framboisier, consoude, plantain, souci, arnica, camomille, aubépine, passiflore, bleuet, bouillon blanc et thym), texte, vase, bois et matériaux divers. Produite originellement pour Jupiter Woods, Londres, en 2019 avec le soutien de Fluxus, dans le cadre d’une série de recherches et de workshops sur la médecine du Moyen Âge, en duo avec Rebecca Jagoe.