Rester fidèle au sang

Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem

  • U+1F576-003

    Lunettes de soleil

  • 🕶️ BRETIGNY OPTIQUE 🎄 Bonne et Heureuse Année 🕯️

    Logotype

  • s.n.

    Impression, 1,1 × 2,8 cm

  • Brétigny Aujourd'hui, №43, p.20

    01.1989

Rester fidèle au sang

La recherche de Sara Sadik tourne autour d’un premier mot: fragilité. Fragiles, ses protagonistes, réels et imaginaires, le sont—même s’ils veulent «ne rien laisser paraître»—par leur condition sociale et politique. «Mecs de quartiers», Noirs, Arabes, musulmans, les sujets qui peuplent et nourrissent son travail sont ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps des «damnés de la terre». Maudits par le champ politique, par le racisme institutionnel, par le chômage et la précarité, maudits pour leur religion, leur culture, leur langue. Cette fragilité est «objective», elle ne dit rien en elle-même sur ce dont parlent les textes et les images de Sara Sadik. L’évoquer est toutefois indispensable pour saisir ce que n’est pas son travail: quand un objet est fragile, on ne veut pas qu’il tombe entre de mauvaises mains. Depuis que le rap et la «culture urbaine» sont partout—dans la mode, la musique, la publicité, le sport, la radio, les réseaux sociaux—, la figure du «lascar», du «jeune» potentiellement producteur et consommateur, devient un objet esthétique de premier ordre pour le monde marchand. Il va de soi que les artistes ne peuvent manquer de voir leurs travaux sollicités et digérés pour mieux conquérir des imaginaires: ou bien flairer la tendance, ou bien la susciter, la produire en même temps qu’elle est en train de naître au cœur des subcultures.

Ce pillage en règle des cultures minoritaires n’est pas pour autant une voie de salut pour ceux qui en sont les acteurs—loin s’en faut. La recherche de Sara Sadik est un antidote à cette esthétique du pillage. Plutôt qu’exploiter la fragilité de ses protagonistes, elle cherche à l’accueillir et en faire une force subjective. Les textes et les images ne proposent jamais au spectateur étranger aux cultures urbaines—qu’elle met en scène et auquel elle s’adresse par la voix quasiment robotique qu’elle incarne dans plusieurs de ses films et performances—d’aller au frisson, à la rencontre de l’image choc, la dernière punchline, ou la «vanne» à la mode. L’univers de Sara Sadik est pourtant bien ancré dans l’univers matériel et l’imaginaire connecté des jeunes hommes des quartiers populaires. Et une part notable de son œuvre consiste à documenter ces mondes subjectifs—à partir d’un ancrage marseillais qui a lui-même ses propres codes, son rap, ses références.

Si Sara Sadik accueille cette fragilité, c’est qu’elle la connaît trop bien. Dès lors que vous sortez des terrains balisés par l’apartheid socio-économique et symbolique, vous n’êtes «pas chez vous». Vous ne serez ni chez vous dans le «monde de l’entreprise», ni à l’école, ni sur les bancs de la fac, ni dans le milieu de l’art. Au mieux, on vous prendra ce qui se vend bien. On vous demandera toutefois d’oublier d’où vous venez, d’oublier vos amis, vos familles, votre accent et votre argot; on attendra de vous que vous changiez votre manière de parler, de voir le monde, de sentir, de manger, de marcher, de prier, de vous habiller; on cherchera à vous insuffler la honte de qui vous étiez et de ceux avec qui vous étiez.

La récupération des modes de vie subalternes (populaires, «de cité», urbains) par une esthétique du pillage ne constitue en aucun cas un geste rédempteur. Sara Sadik nous enseigne que pour résister à la honte, on ne peut pas se contenter de mousser trois influenceurs étiquetés «banlieue», de se transformer en coupure de mode, ou d’imprimer de belles photos de son bâtiment et de ses copains fumant la chicha sur du papier glacé. On peut se faire plaisir, gagner un peu d’argent (ce qui n’est pas rien), mais réapprendre à s’aimer (aimer les siens), c’est autre chose.

Trop souvent le débat en esthétique se focalise sur la «représentation des minorités». La libération est ainsi décrite comme un au-delà des stéréotypes: les fils d’immigrés ne sont pas si chômeurs, pas si incarcérés, pas si délinquants, pas si machos, pas si radicalisés. Pour Sara Sadik, pourtant, les images ne sont pas à réparer. Pour autant qu’une esthétique «correctrice» soit possible, elle n’aurait comme résultat que de promouvoir de (bien fades) modèles d’intégration.

Les images des siens, elle veut les agrandir. Comme dans Zetla Zone (2019), elle fabrique une oasis dans un désert. Elle invente des superpouvoirs, empruntés aux Saiyans de Dragon Ball Z, à l’OVNI de Jul, elle fait des sodas Oasis ou Capri-Sun de merveilleux élixirs. Sara Sadik travaille en réalité augmentée; elle façonne des mondes dans lesquels les motifs fantastiques ou futuristes offrent aux «corps d’exception» d’autres façons de se connaître, de se reconnaître, de se rencontrer et de s’aimer.

La connaissance de soi que propose Sara Sadik n’est ni celle des gravures de mode ni celle des sociologues et de leur «misère du monde». Le miroir qu’elle tend aux damnés de la terre est d’abord un miroir qui reflète l’âme, ou plutôt le cœur. Ses textes, ses sculptures, ses images, sont autant de pièces d’une archive de soi-même—mais d’une archive qui serait celle du secret, d’un lieu intime qui pourtant se livre partout où l’on veut bien le trouver. Sara Sadik ne travaille pas en psychologue mais en archéologue du présent. Elle glane dans les expressions culturelles, les réseaux sociaux, les chansons de rap, les clips Tiktok, les Insta de prisonniers, tout ce qui laisse paraître une intériorité, une affectivité, un lieu souterrain où une émotion en train de naître est tuée dans l’œuf par la guerre de tous contre tous—et la «cuirasse caractérielle» comme seul refuge face à la violence entre pauvres que le système nourrit.

Ainsi, la reconnaissance de soi qui émerge de ses créations n’est pas un simple pot-pourri identitaire—ce que des spectateurs pressés ne manqueront pas de voir dans son œuvre. La quête de phrases, de références, sont autant de manières de «citer des gestes», comme a pu écrire Walter Benjamin à propos du théâtre de Bertolt Brecht. Si le philosophe avait vu l’importance de cet aspect chez Brecht, c’est parce que pour Benjamin, c’est le collage, l’image composite qui seule est véritablement à même de faire naître une allégorie. Ainsi, se reconnaître dans les trajectoires fantastiques que Sara Sadik propose à ses protagonistes, c’est faire entrer sa vie imaginaire et culturelle dans le domaine de la fable. Retrouver—non sans plaisir—ses propres références, ses manières de faire, de parler, n’est pas un loisir de complaisance. Les fameux «codes» culturels, vernaculaires, minoritaires, pour la plupart illégitimes, y reflètent des réalités intérieures inexplorées, et qui n’ont pas droit de cité. C’est cette beauté que Sara Sadik fait émerger, la beauté même du geste, de la petite phrase qui d’un seul coup donne à la vie de la rue la force du mythe.

Ce que nous apprend aussi Sara Sadik—car elle se met elle-même en scène comme celle qui enseigne—, c’est que les damnés de la terre sont aussi des oubliés de la rencontre, des oubliés de l’amour. Comme il faudra le dire plus loin, l’amour ne se réduit pas à la rencontre amoureuse, mais celle-ci—ou son absence—occupe une place d’importance dans l’ensemble de l’œuvre. Les lecteurs de Fredric Jameson savent combien l’utopie de science-fiction s’avère utile pour représenter d’autres modes de faire-relation, d’autres quotidiennetés. Sara Sadik imagine quant à elle des mondes dans lesquels les machines nous réapprennent à aimer et dans lesquels la rencontre amoureuse (re)devient un jeu— comme l’environnement virtuel et construit à partir de GTA de Khtobtogone (2021) ou la compétition du Carnalito Full Option (2020) nous le font apparaître. Il n’est pas anodin que cette dernière œuvre ait été créée avec la participation de jeunes en centre éducatif fermé. La prison tout court, la prison du quartier, la prison de la précarité, sont autant de prisons des cœurs. Pour autant, Sara Sadik ne cherche pas à réparer «le genre» ou les rapports hommes-femmes. Elle fait plutôt état d’un deuil de la rencontre, et en propose la relève par une régression féconde—non pas celle du divan ou du face-à-face des psys, mais celle du groupe, de la bande de garçons.

La bande désigne un autre lieu de l’amour, au-delà de la rencontre amoureuse: l’amour des potes, de la mama, ceux pour qui on peut donner sa vie. Les scénarios virtuels de Sara Sadik sont autant de façons de réapprendre à s’aimer, et pouvoir s’aimer résume à soi seul les motifs les plus intimes et les plus politiques que porte son travail: quand le monde blanc vous renvoie l’image du barbare, du violeur, de l’agresseur, du voyou, que ce monde ne veut pas que vos mères et vos sœurs voilées accompagnent les sorties scolaires, que ce monde vous promet la prison, le bracelet électronique ou l’intérim à vie, s’aimer devient un combat. S’aimer, ce n’est dès lors pas seulement le narcissisme consumériste qu’incarne le selfie. L’amour de soi et des siens s’avèrent indissociables et constituent le désir secret qui oriente le travail du rêve dans les compositions et les collages de l’artiste, tout en étant au cœur d'un questionnement éthique: comment donner sans me perdre alors que j’ai déjà tout donné? comment échapper aux traîtres et rester fidèle au sang?

L’amour, omniprésent sous cette acception élargie dans le travail de Sara Sadik, fait objection à la guerre de tous contre tous. Elle fait aussi objection à l’indignité dans laquelle l’appareil médiatique et politique entend réduire les habitants des quartiers populaires et à l’illégitimité qui frappe leurs imaginaires. Le spectateur sceptique ne manquera pas de demander: n’est-ce pas plaquer indûment un romantisme sur ces jeunes hommes dont «on connaît bien» les frasques et les turpitudes? Une telle question en dira plus long sur celui qui la pose que sur les jeunes hommes non-blancs et la fantasmagorie sexuelle et agressive qu’on veut leur prêter—quand bien même le fantasme rejoindrait la réalité. 

L’excitation du petit ou grand bourgeois à aller fouiller dans les sales histoires, les petites perversions ou les anecdotes morbides ou pornographiques de ses pauvres ne rappelle pas seulement les portraits classiques—et au fond, hyper-moralistes—d’une certaine tradition naturaliste française, dénoncée à l’époque par tous les théoriciens socialistes—lisez les pages acerbes de Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, sur les romans de Zola; ce dévergondage par procuration nous rappelle aussi qu’on attend du monde de l’art—même chez les critiques ou les spectateurs prétendument «progressistes»—qu’il épouse l’époque dans ses abords les plus cyniques et qu’il abandonne définitivement tout attachement à la vérité et à la beauté qu’elle recèle.

Alors que le pouvoir politique français légifère et communique sur le bobard raciste du «séparatisme», Sara Sadik nous rappelle combien la «communauté» n’est pas un choix ou une solution qui s’offrirait aux exclus du monde blanc, mais bel et bien une question. L’amour ne représente pas seulement une aspiration frustrée; il est aussi un sentiment profond qui bouleverse ce qu’on attendait de soi-même et de la vie—tel le protagoniste de Khtobtogone qui réinterroge ses choix existentiels profonds. La force politique des créations de Sara Sadik est de montrer le travail complexe et toujours recommencé des cultures subalternes pour rapprocher et grandir des gens que tout un monde cherche à diviser, à écraser, à humilier. Les incrédules, ceux qui se croient «savants» et sages, n’y voient qu’une grande industrie peuplée de fausses chanteuses autotunées, de rappeurs semi-illettrés, d’ados perdus accros à leurs «écrans», de mecs lourdingues shootés aux jeux vidéo.

Bien loin de ces lieux communs de l’opinion dominante—des plateaux télé zemmourisés aux salles des profs—, et en rupture avec le pillage commercial, l’art peut être aussi un véritable contemporain des subalternes et de leur propre «travail de culture».


Félix Boggio Éwanjé-Épée enseigne la philosophie en lycée.
Stella Magliani-Belkacem est éditrice (La fabrique éditions).
(2021)

Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Hlel Academy de Sara Sadik.